Aujourd’hui, nous allons au Salon de thé L’arbre à palabres où il y a parfois des soirées de contes. Vincent pense que c’est pour les enfants. Il ne sait pas que cela s’adresse à des personnes de tous âges et qu’il y a même des contes coquins. Renée Robitaille, par exemple, est une conteuse qui a un répertoire pour les tout-petits et pour les grands.
« Elle vit de ça? Me semble que ce n’est pas un vrai métier. »
« Ben, voyons, chéri, c’est du travail d’inventer ces histoires, de créer une mise en scène, d’habiter des personnages, d’apprendre des textes, de s’adapter à l’auditoire, etc. »
Vincent s’imagine que les artistes s’amusent sans plus et qu’ils pourraient avoir un rôle plus utile dans la société. Misère!
« Il faudrait que tu écrives un conte pour comprendre. »
« Ben là, j’ai autre chose à faire. »
« Comme quoi, des zombies à abattre sur le Xbox? »
« J’ai le droit d’avoir les loisirs que je veux. »
« Mais ne juge pas le travail des autres! »
Eh là, là! Devant la tisane sauvage bio, avec ses propriétés calmantes, on n’a généralement pas ce type de discours, sauf que des fois avec mon amoureux, je m’emporte. Nous ne sommes pas venus un soir de conte, car je sentais qu’il n’était pas prêt pour cela. Mettre les pieds au salon de thé est déjà un choc culturel pour lui. C’est un territoire inconnu avec des penseurs, des voyageurs et des rêveurs.
Il tend l’oreille à la conversation de donjons et dragons qui se tient de l’autre côté. Une bande de gars discutent avec enthousiasme des propriétés des personnages qu’ils se sont créés. Cet univers rejoint déjà plus mon amoureux, mais il ne s’y mêlerait pas. C’est bien trop long pour lui de s’inventer un univers.
Vincent est mal à l’aise sur les coussins. C’est trop relâché pour lui et il ne sait pas comment placer ses jambes. Alors que je me sens super détendue dans cet espace, il dit que ses genoux le font souffrir. C’est une belle image de nous deux : quand je le sors de sa zone de confort, il souffre. Il lutte pour que je me calme un peu quand je parle ou ris trop fort selon lui. Je pousse pour qu’il s’assouplisse, ce qui le porte à se raidir. Vincent assis dans un lotus bien entrecroisé, voilà une chose qui n’arrivera jamais.
Alors qu’il allait prendre un chocolat chaud, je lui ai suggéré le choco-chaï. Il l’a essayé, mais l’a trouvé bizarre. Il aurait préféré un chocolat chaud normal. Je déteste quand il utilise le mot « normal » pour tout et pour rien. Normal veut dire qu’il connaît cela et que ça le rassure. Le bizarre peut devenir normal à force d’exposition, mais je ne suis pas certaine qu’il en ait la volonté. Souvent, je me questionne à savoir ce qu’il aime tant de moi pour m’avoir choisie malgré ce grand écart dans nos mentalités. J’aurais bien partagé un brownie bourgeois avec lui, mais il est déjà exceptionnel qu’il ait pris un chocolat chaud. Le sucre n’est pas ce qu’il préfère, sauf qu’il ne voulait essayer ni thé ni tisane de peur de ne pas aimer ça. Puisqu’il a pris un risque culinaire et a été déçu, il va certainement se méfier davantage de mes suggestions futures. Pourtant, « L’ouverture de l’esprit n’est pas une fracture du crâne » d’après Ariane Moffatt.
Je croise le grand arbre décoratif en filant à la salle de bain. Celui-ci est tapissé de photos d’animaux et de peuples du monde. Quand je reviens, Vincent est songeur. Il n’a parlé à personne, n’a pas non plus emprunté de livre ou de jeu de société. Il est resté figé dans les coussins.
« Où tu aimerais voyager, mon beau? »
« Les gens ne connaissent même pas leur Canada et ils parlent d’aller au Népal ou je ne sais trop où. »
« Oui, mais il y a quand même des choses qu’on ne peut voir ou ressentir que dans d’autres pays. Y a pas tellement de kangourous ou d’iguanes dans le coin. »
« Bien, moi, ça ne m’attire pas de partir comme ça. Je suis bien ici. »
Je rêve de voyages depuis que je suis toute petite. Je réalise que je devrai les faire seule, avec un groupe organisé ou une amie, mais en tout cas sans lui. Moi qui me sens réénergisée à chaque visite au salon de thé, où il fait bon se réchauffer l’intérieur de produits délicieux et d’échanges humains, je suis à terre. Un couple sans projets communs, on nourrit ça comment?