Je fais partie d’une équipe de la Croix-Rouge ayant réintégré les quelques bâtiments encore intacts de l’hôpital de Petit-Goâve, qui fut abandonné après le 12 janvier. Notre mission est de pallier un système de santé qui s’est « effondré ».
Côté médical, nous sommes deux médecins de famille et deux chirurgiens pour gérer les soins de cet hôpital couvrant une population de 200 000 personnes. Malgré le tremblement de terre, la vie continue avec tous ses problèmes non reliés au séisme: malaria, accidents de moto, pneumonies, etc.
Pour ma part, je suis le médecin responsable de l’urgence. Ça fait maintenant deux semaines que je suis ici et je n’ai rien vu d’autre de la culture haïtienne que mes patients, que je côtoie une douzaine d’heures par jour, 7 jours sur 7. Le rythme est infernal; je sens que je me brûle. C’est bien beau l’adrénaline et l’énergie du super humanitaire, mais je dois ralentir un peu si je ne veux pas craquer comme toutes les bâtisses qui m’entourent.
C’est enfin dimanche. Le plan de la journée est simple : passer à l’hôpital quelques heures pour ne répondre qu’aux urgences majeures, puis relaxer. Le problème est que, comme d’habitude, l’affluence n’arrête jamais et il n’y a pas d’autre médecin pour s’en occuper. Mais aujourd’hui je dis non. Ma propre santé dit non. Aussi inhumain que ça puisse paraître, ceux dont la condition ne menace pas leur vie aujourd’hui reviendront demain ou trouveront un moyen d’aller à Port-au-Prince.
C’est simple à dire, jusqu’au moment où je m’apprête à quitter les lieux. Une mère paniquée surgit de nulle part dépose dans mes bras un petit garçon de 6 ans. Il convulse. C’est reparti! Je rouvre la salle d’urgence et commence les soins. J’ai à peine le temps de constater l’état moche de cet enfant souffrant sûrement de méningite ou de malaria cérébrale qu’il fait un arrêt cardio-respiratoire. Je saisis ma radio : « Aide immédiate à la salle d’urgence ». Le massage cardiaque commence, tout comme le bouche-à-bouche à travers un gant de plastique troué. Nous manquons de tout. On ne trouve plus les masques de ventilation, le réservoir d’oxygène est embarré dans la salle d’opération, le glucomètre est brisé, les médicaments de réanimation sont éparpillés dans la salle d’urgence et dans des centaines de boîtes aux quatre coins de l’hôpital!
À tous les jours depuis que je suis ici, je me dis qu’il faut absolument que je prenne quelques heures (voire quelques jours) pour organiser le matériel, faire construire une étagère, regrouper les médicaments, etc. Mais chaque soir, quand arrive la noirceur accompagnée de l’épuisement, la faim et la fatigue, je n’ai en tête que de partir, manger et dormir. Bref, personne ne l’a fait et, aujourd’hui, nos soins en souffrent… le petit Haïtien en souffre.
Nous en sommes à 15 minutes de réanimation quand nous réussissons enfin à administrer les premiers médicaments essentiels, qui normalement auraient été donnés en moins de deux minutes à mon urgence de Lac-Mégantic. Je vis une frustration extrême. Je fais tout ce que je peux, mais rien ne fonctionne. Je le vois bien, la vie quitte ce petit corps. Nous nous acharnons encore un peu, puis vient le constat inévitable: il est mort. Je n’avais jamais vécu de décès d’enfant en « direct », et j’avais espéré que cela n’arriverait jamais.
J’ouvre la porte d’urgence qui donne sur une cour extérieure servant de salle d’attente. Il doit y avoir une trentaine d’Haïtiens, des patients en majorité. En nous voyant sortir, la mère comprend instantanément. Elle s’écroule; un patient à ses côtés la rattrape. Elle crie. Une folie s’empare d’elle. Sa famille, autour, devient aussi hystérique. Une femme se jette par terre et s’agrippe au sol pierreux, un homme arrache son chandail en criant au ciel, deux ou trois autres pleurent et sont en colère. Toute la foule s’agite et semble vibrer à l’unisson face à cette injustice. Les frissons m’envahissent; je n’ai jamais rien vu de tel.
Je m’éloigne un peu. Je me sens coupable. Un collègue vient me prendre dans ses bras. Mon stress accumulé depuis deux semaines éclate en débâcle. Je pleure, et ça fait du bien. Je vois de loin ce chaos émotionnel : mélange de pleurs, de cris, de support et d’empathie; mélange de blanc et de noir. Une certaine beauté ressort de la scène.
La mère est inconsolable, jusqu’à ce que le prêtre qui n’était pas loin vienne la prendre dans ses bras. « Dieu l’a accepté ». Comme un nuage noir qui se dissipe, la mère se calme presque instantanément. Elle nous suit pour constater le corps inanimé, elle lui parle une dernière fois.
Quelques minutes passent, puis nous soulevons la civière vers la morgue. Pendant que nous sortons le brancard, un calme profond envahit la foule, tout devient silencieux. À notre sortie de la morgue, plus personne. Les autres patients, la famille… tous sont partis.
Je viens de vivre un drame humain incroyable, un cas médical extrêmement intense, mais surtout une expérience culturelle comme je n’en ai jamais vécue. C’est aussi ça l’humanitaire. C’est aussi ça Ayiti.
Petit-Goâve, 14 mars 2010