En français, l’équivalent féminin de auteur est-il auteure ou bien autrice? Si la plupart des Québécois et Québécoises répondront avec confiance auteure, la question est moins tranchée qu’elle n’y paraît.
Un épisode de la petite histoire lexicographique illustre bien la situation. En 2012, le dictionnaire sherbrookois Usito (alors intitulé le Dictionnaire de la langue française: le français vu du Québec) employait l’entrée «auteur, autrice», accompagnée d’une remarque précisant qu’«on emploie aussi le féminin auteure». En 2013, sans doute en vue de décrire plus fidèlement l’usage réel le plus commun, l’indication initiale a été remplacée par «auteur, auteure», nouvelle entrée accompagnée de la remarque suivante: «La forme autrice est rare.»
Ce changement est fort révélateur de la dynamique particulière qui régit présentement l’emploi des concurrents auteure et autrice. Il s’agit d’un bel exemple de variation linguistique politisée, susceptible de faire hésiter les créateurs et créatrices de dictionnaire. En effet, au Québec, une tension oppose la forme normative autrice, défendue notamment par des féministes, avec la forme usuelle auteure, préférée des plumes moins révolutionnaires.
Devant un tel jeu de souque-à-la-corde entre norme militante et usage dominant, la plupart des linguistes préféreront rendre compte de la diversité des emplois plutôt que d’imposer une norme monolithe; iels iront parfois même jusqu’à se positionner explicitement en faveur de cette diversité. Quiconque adhère à cet esprit pluraliste affirmera donc sans ambages que les deux formes (auteure et autrice) sont valides, et que chaque personne est libre d’utiliser la forme de son choix.
«Mais… cette forme étrange ne jure-t-elle pas à l’oreille?» pourrait-on alors se faire répondre à propos de autrice. Pour plusieurs, cet emploi représente carrément un intrus méprisable, auquel on aimerait mieux ne pas avoir à s’acclimater. Toutefois, on gagne à «déconstruire» une telle position spontanée, c’est-à-dire à la décortiquer et à la remettre en perspective pour mieux évaluer ses fondements.
Je me contenterai de rappeler qu’au début des années 1990, la forme écrivaine faisait encore grimacer bien des gens au Québec —et pas les moindres. Ainsi, même une femme large d’esprit comme Anne Hébert (Le Devoir, 29 mars 1993, p. A7) considérait que la forme écrivaine était farfelue. Et pourtant… aujourd’hui, près de 25 ans plus tard, rares sont les Québécois et Québécoises qui rejetteront cette forme féminine, sous prétexte qu’elle conviendrait moins bien que son équivalent masculin. Même les hébertologues désignent volontiers la mère du Torrent et de Kamouraska comme étant «une écrivaine» et non pas «un écrivain».
Un coup d’œil historique comme celui-ci aide à mettre en perspective les arguments de l’euphonie («Ça sonne mal! C’est laid!») et de l’usage dominant («C’est inhabituel! C’est bizarre!»): ces arguments ne représentent pas des valeurs sûres ou stables, aptes à déterminer quelles directions prendront les usages et les normes futures. Autrement dit, le jugement que l’on porte aujourd’hui envers la forme autrice demeure tributaire d’un conditionnement arbitraire et modifiable.
Alors, la question se pose désormais: pour une féminisation plus assumée, ne serait-il pas temps de privilégier l’emploi de la forme autrice, tout au moins dans certains écrits? À mon avis, l’emploi délibéré de cette forme est à même de stimuler le débat sur la possibilité d’enclencher une nouvelle phase de l’aménagement linguistique en matière de féminisation au Québec.
Si une telle perspective peut apparaître stimulante pour les féministes et les personnes alliées, il serait candide de croire que le combat se fera sans heurt. Il y a plus d’un demi-siècle, la journaliste féministe Renaude Lapointe (La Presse, 19 mars 1963, p. 26), reprenant un ver de Raymond Lévesque, soulignait avec justesse combien il est long de rallier les gens sur la question de la féminisation, surtout lorsqu’elle bouscule radicalement les habitudes: «D’ici à ce que tout le monde “se branche”… sur la même branche, il coulera beaucoup d’eau sous les ponts… Mais nous, nous serons morts, mon frère…» …et ma sœur!