Quand je suis sortie de l’université après des études en histoire, j’étais endettée de 36 000 $. Je travaillais chaque été dans un petit musée pour renflouer mes coffres ainsi que dans une galerie d’art pendant ma maîtrise. L’été, une subvention de jeunesse Canada au travail me versait mon salaire de guide-animatrice au musée : 5 000 $. Quant à la galerie d’art, je faisais environ quinze piasses de l’heure (pas si mal que ça pour l’époque honnêtement).
Aucun de mes stages n’a été rémunéré pendant mes études. Parfois ma directrice de maîtrise me refilait un contrat de recherche ou de correction qui me sauvait les fesses et me permettait d’arrondir mes fins de mois, mais c’était dépendant des subventions qu’elle-même recevait.
Quand je suis entrée sur le marché de l’emploi (avec une somme substantielle à rembourser au plus vite pour éviter les intérêts) je gagnais 17 $ de l’heure, même avec une maîtrise. Ce n’était pas un poste permanent : encore une subvention jeunesse Canada au travail, un contrat qui ne me permettait pas de prendre de vacances ou de congé maladie. S’il fallait que je m’absente une heure, je devais la reprendre, c’est tout.
Quand j’ai déposé mon mémoire de maîtrise, j’ai vraiment envisagé de me trouver un sugar daddy. Je niaise même pas. Je me demandais réellement comment j’allais venir à bout de mon 36 000 $ avec un salaire qui n’était pas adapté à la réalité. Si je n’avais pas hérité d’une certaine somme de la part d’un membre de ma famille qui est décédé, je l’aurais sérieusement envisagé. Des postes permanents en culture qui permettent d’y arriver, ça ne court pas les rues (et ce sera encore moins le cas si la tendance se maintient). Pendant les premières années de ma vie d’adulte sur le marché de l’emploi, j’avais vraiment perdu tout espoir d’un jour sortir de cet état de précarité financière. Tout le monde me disait : mais tu as une maîtrise, tu es censée faire un bon salaire, non ?
Non. La réalité, c’est que j’ai jonglé pendant des années avec les subventions jeunesse Canada au travail ou Emploi été Canada. La personne responsable de mon embauche devait fournir des justifications à chaque fois car ce n’était pas la première fois que mon emploi était financé ainsi. Une personne n’est pas censée recevoir plus d’une fois ce genre de subventions car ce n’est qu’une aide avant de réellement intégrer le marché de l’emploi. Mais sans ces subventions qui me payaient max 20 $ de l’heure, j’aurais été au chômage. Il me fallait cumuler des années d’expérience avant d’être engagée pour un poste plus important, permanent, sauf que ces années ont été sous-payées as fuck.
Beaucoup de travailleur·euses en culture se reconnaîtront sans doute dans mon récit, car les petites institutions muséales n’ont pas les moyens d’ouvrir un poste permanent de médiateurice culturelle ou de recherchiste, par exemple, et doivent recourir à des subventions qui sont toujours conditionnelles.
Avant d’occuper mon emploi actuel, je me disais vraiment que mes études en sciences humaines + ma carrière en culture étaient l’équation parfaite pour un échec financier. Pour moi, ma situation extrêmement précaire pendant les premières années sur le marché du travail témoignent du grand mépris qu’ont nos gouvernements envers la culture et les femmes qui y travaillent (car en 2021 nous représentions 54 % des personnes qui travaillaient dans ce secteur au Québec).
Cette question financière est à mes yeux indissociable de la division du genre dans les secteurs d’emploi. Je n’arrête pas de me répéter qu’aucun mec n’aurait accepté de faire du quasi bénévolat comme je l’ai fait, d’être à la fois souriante et polie avec les boomers amateurices d’art qui m’appelaient petite fille, et patiente comme jamais avec les enfants qui participaient aux ateliers d’art et qui foutaient de la colle partout. Il n’y a que les femmes qu’on oblige à être éducatrices à l’enfance, guide-animatrices, historiennes de l’art, expertes en service à la clientèle, archivistes, réceptionnistes, etc. Je dirais même que c’est ce qu’on attend d’elles.
Je n’ai jamais compris pourquoi on permettait que les étudiants en génie soient payés (cher en plus) pendant leurs stages alors que jamais je n’ai pensé que mon travail pourrait être rémunéré pendant mes études. On justifie la rémunération des stages en ingénierie par leur rentabilité, comme si la culture n’avait pas de valeur économique. Pourtant, elle pourrait être viable si elle n’était pas sous-financée depuis des années et si notre gouvernement ne s’en sacrait pas royalement.
Aujourd’hui, je travaille pour une fondation privée et j’ai de bonnes conditions. Je ne suis vraiment pas à plaindre. Mais je regrette au fond de moi qu’il ait fallu que je sois embauchée au privé pour aspirer à un niveau de vie décent. Mon expérience en tant que travailleuse de la culture n’est pas anecdotique. Nous sommes nombreuses à manger nos bas, à enchaîner les contrats qui paient mal et qui nous placent dans un état de dépendance financière face à un conjoint qui a fait des études dans un domaine typiquement masculin. Je me pose vraiment la question : à quel moment avons-nous décidé que la culture ne valait rien ? À quel moment avons-nous collectivement accepté que le travail dans les institutions muséales ne méritait pas d’être rémunéré convenablement, et encore moins le travail des artistes ? Toute ma vie on m’a répété que je n’avais pas choisi le bon métier et que je ne ferai pas beaucoup d’argent parce que j’avais choisi la culture. Pourquoi c’est différent dans tant d’autres pays ? Pourquoi en Europe c’est possible de faire carrière en médiation culturelle sans devoir porter mille chapeaux à la fois ? Pourquoi c’est même considéré comme un emploi respectable ?
Il faut obliger nos gouvernements à revaloriser la culture. Sinon elle s’éteindra. Il faut voter pour des gouvernements qui ne gèreront pas notre province comme on gère une entreprise et qui ne compteront pas sur l’éternel bénévolat des femmes.