Cher journal intime,
Je croyais que mon cabinet était LE lieu à l’Hôtel de Ville où je pouvais être tranquille et en sécurité, protégé des attaques incessantes de l’opposition qui constitue presque tout mon conseil municipal, à part deux ou trois lèche-bottes dont l’opinion dépend du sens du vent. Et voilà que patatras! toutes mes belles illusions encore une fois envolées. Voilà que j’apprends dans le journal que ma directrice de cabinet veut me quitter.
Alors je peux bien te le dire à toi, c’est pas tout à fait vrai de dire que c’est le journal qui m’a appris la nouvelle. En fait, ça fait depuis le 2e jour de son arrivée au cabinet qu’elle me demande de la laisser partir vers un poste « plus dans ses compétences » et que pour m’expliquer quelles sont ses compétences elle me dit que si elle avait voulu « travailler dans une maternelle 4 ans » elle « aurait voté pour la CAQ ». J’avoue ne pas avoir bien compris sur le moment, moi je pensais qu’elle briguait une place au provincial. Puis finalement les journaux me disent, et cette fois c’est bien avec eux que je l’apprends, que c’est pour aller travailler pour le Directeur général de la ville. C’est-à-dire le bureau juste en face du miens !! J’ai senti un fort pincement au cœur, comme quand ma maman donnait une collation plus grande à ma sœur plutôt qu’à moi sous prétexte qu’avec ses bonnes notes à l’école elle avait besoin d’être mieux nourrie. Mais j’ai fait fi des rancœurs personnelles et j’ai félicité le DG pour la naissance de son enfant, et j’ai chaudement recommandé ma directrice de cabinet auprès de lui en lui disant qu’« elle me parle de maternelle et de cour de récréation continuellement, elle fera une assistante de babysitting admirable ».
Mais la nouvelle la plus cruelle, ça a été d’apprendre que mon attaché politique Sylvain Veyssiot voulait lui aussi me quitter pour un poste quelque part ailleurs dans un arrondissement. Mon petit Sylvain à moi! Le brave militaire que j’ai formé aux arcanes de la finance internationale dans mon bureau de directeur hypothécaire et qui a été le fier soldat de notre victoire lors de la bataille de la campagne municipale. Lui qui a su saisir et assumer l’opportunité de devenir mon conseiller spécial après la triste et douloureuse affaire du « piston-de-Louis-Cyr ». J’avais vu en lui un talent, un frère, une trajectoire commune dans nos parcours professionnels : de l’épluchage de patates et du lit au carré jusqu’à la gestion de mon pré carré municipal qui ressemble parfois à un champ de patates après un bombardement militaire. J’étais triste et meurtri.
Bien que des mauvaises langues me soufflaient à l’oreille que ces deux départs étaient la débandade des rats fuyant un navire en perdition pour la promesse d’une soupe chaude et abondante dans l’administration de la ville, je ne pouvais croire à une analyse aussi simpliste et cousue de fil blanc. Il devait y avoir une motivation professionnelle que je ne savais pas voir, comme par exemple vouloir se consacrer à la petite enfance, ou arrondir ses fins de mois dans un arrondissement.
En fait, ce que je ne trouve pas crédible dans cette histoire de rats, de navires et de soupe, c’est que cela ne peut être possible que si mes collaborateurs craignent de perdre leur poste après la prochaine élection. Hahaha, je rigole dans ma barbichette à cette idée complètement farfelue. Surtout depuis que Luc Fortin a officiellement annoncé qu’il ne sera pas candidat pour prendre ma place de maire. Et depuis cette annonce, les commentateurs politiques d’habitude si durs et méchants avec moi me trouvent plein de qualités. Et que j’ai « une intelligence humaine » ; et que « personne ne serre des mains comme moi » ; et que moi quand je vais « à la game du Phoenix, c’est pas juste pour les photos » ; et même encore que je suis le genre de maire que « on peut appeler au téléphone et qui résout directement les problèmes » et que ca ne passe même plus pour du favoritisme voire du népotisme.
Et on s’imagine que je pourrais ne pas être réélu? Mais si on ne me laisse pas maire de Sherbrooke, qui sera le rempart contre la déferlante gauchiste des milieux humides et des pistes cyclables? Les défenseurs de la liberté de conduire son char et de remplir son panier au centre d’achat dans des projets immobiliers construits par des amis savent soutenir les initiatives, même les plus farfelues, qui leur garantissent que demain sera toujours comme hier. Imaginez Sherbrooke! C’était un sacré bon slogan.
(à suivre)