Cher journal intime,
Je sais déjà ce que tu vas me dire: «ça fait tellement longtemps que tu ne m’écris plus qu’on pensait que tu étais mort». Et bien tu n’es pas loin d’avoir raison. La vérité vraie c’est que je suis tellement débordé de toute part au cabinet que je n’ai plus le temps de me confier à toi. Et pourtant, j’en ai tant besoin! Surtout que dans ce monde si dur et si cruel tu es bien le seul qui comprenne combien je suis un homme plein de bonne volonté et de bonnes intentions. Ça fait longtemps que le conseil municipal que je dirige ne croit plus en mes fadaises et mes sourires. J’ai comme une vague sensation désagréable que les citoyens et citoyennes vaillants, ceux et celles qui ont eu l’audace de me choisir pour le poste de chef suprême de la ville, se sentent encore plus ridicules de m’avoir élu que moi lorsque je fais une interview au 107,7. Et même mon amoureuse, ma boussole dans une vie sans Google map®, ne semble même plus sourire lorsque j’arrive rayonnant présider le conseil municipal pour faire l’annonce triomphale du succès d’une fête de quartier ou de l’ingéniosité de nos chères têtes blondes dans l’organisation de courses de caisses à savon.
Mais il faut bien admettre que les dernières semaines, qui mises bout à bout font facilement des mois, ont été bien difficiles. Figure-toi que j’ai réussi à me faire taper sur les doigts, encore plus salement qu’un enfant pris les doigts dans un pot de confiture, pour la vente d’un minuscule parc de rien du tout à Brompton. Je dis «parc» parce que les réactionnaires qui sont contre moi ont réussi à imposer leurs éléments de langage, mais la vérité vraie c’est que c’est à peine un terrain vague. En tout cas, même si c’est un espace public de la ville, qu’on a reçu de l’argent du gouvernement pour l’entretenir et qu’il donne un accès à la rivière Saint-François, on ne risque pas d’y construire une piste de moto-cross. Alors je me suis dit: «autant le vendre et faire du cash pour reboucher les nids de poules de nos routes qui cassent nos SUV sans prévenir». Je pensais prendre une initiative de bon gestionnaire, et tout le monde a été vent-debout contre moi pour me dire que je dilapidais le capital de la ville. L’affaire est encore en cours et je ne désespère pas de l’étouffer totalement. Il faut dire que sur ce dossier j’ai été très bien appuyé par ma présidente du conseil et conseillère de Brompton. Malgré les vents contraires et les oppositions de façade, je sens que ma vision pour le futur de notre belle ville est en train de convaincre.
D’ailleurs, j’ai bien quelques victoires à mettre à mon palmarès! À commencer par la nouvelle construction du pont des Grandes fourches que j’ai inauguré tout sourire dans une vidéo Facebook dont j’ai le secret et qui enflamme la toile avec des bonhommes sourires. Car qui c’est qui lance cette politique de Grands travaux pour embellir notre ville pour les siècles des siècles (amen)? C’est bibi! Et dans 30 ans, peu importe si le pont des Grandes fourches prend le surnom de «pont des amoureux» ou de «pont des suicidés»: ce sera bel et bien moi qui aurai déclenché sa construction. Alors, il y aura toujours des esprits chagrins pour dire que c’est l’ancien maire avec l’argent du Ministère des transports du Québec qui a décidé d’un tel projet. Mais moi ce que je sais, c’est que le jour de l’inauguration je serai bel et bien là avec mon plus beau costume et mon plus beau sourire pour couper le ruban, et non avachi en robe de chambre dans un fauteuil un verre de gin tonic à la main à ressasser ma défaite depuis 4 ans. Être un leader, c’est aussi savoir récupérer le travail des autres tout en étant assez fort pour se tenir éloigné de la boisson.
Mais la roche que je traine dans mes souliers Berluti® c’est l’affaire Valoris. La catastrophe déborde tellement qu’après le rapport accablant de la vérificatrice générale (le chiffre du déficit a tellement de millions que je ne peux plus les compter sur mes doigts) c’est une des villes partenaire du projet qui remet en cause publiquement et par communiqué de presse la gestion catastrophique du dossier. Alors tu le sais bien mon cher journal, dès le lendemain de mon élection j’ai foncé d’un coup de moto au centre de tri de Valoris pour montrer que le chef de la boutique avait changé et que rien ne serait plus comme avant. J’ai même fait une extravagante vidéo Facebook où, plein d’abnégation et de didactisme, je plongeais les mains dans une pile d’immondices pour expliquer à mes concitoyens et concitoyennes qu’il ne fallait plus mettre les restes de BBQ dans le bac du recyclage parce que sinon Valoris allait exploser. Et bien malgré tous mes efforts, le déficit se creuse encore plus vite que les sites d’enfouissement du centre de tri. Mais dans ce monde injuste, l’action ne paie pas. Cependant, lors de ma virée pédagogique chez Valoris j’ai fait une découverte qui pourrait expliquer l’augmentation croissante des déchets à traiter. Voilà maintenant deux années pleines que je suis maire, et tu sais le nombre incroyable des feuilles arrachées, griffonnées, piétinées et finalement jetées au recyclage – parce que je fais beaucoup pour l’écologie – cela représente pour tous les discours que j’ai laborieusement rédigés. Lorsque je suis tombé au centre de tri sur l’un de mes anciens brouillons de discours de l’inauguration de la nouvelle caserne de pompiers, j’ai eu la désagréable sensation que peut être Valoris se porterait mieux si je n’étais pas maire. Et le bon sens populaire dit souvent qu’il faut se fier à ses premières sensations.
(à suivre)