Vues sur… Jennybalado
L’art est un délice qui nous amène à raconter, à voir, à entendre l’humain sous différentes formes. La sonorité est ce qui anime Jenny Cartwright, la documentariste, celle de nous amener dans une contrée unique peu explorée, de nous faire voyager avec une multitude de sons dans un récit sur le milieu de la santé.
Il était important de rendre un vibrant hommage ce mercredi 12 mai, en cette journée internationale des infirmières et des infirmiers, au dévouement, au sacrifice, à la pugnacité de ces femmes, de ces hommes, qui nous montrent la belle humanité : celle d’aider en portant un regard bienveillant.
Ces sacrifices, nous sont racontés par l’entremise de Quels morceaux de nous la tempête a-t-elle emportés avec elle ?
Après sa première œuvre sonore, Debouttes, sorti en 2019, Jenny Cartwright nous livre un captivant, un sublime, un puissant documentaire sonore qui nous plonge littéralement dans le quotidien d’une infirmière lors de ses 10 premiers jours dans un CHSLD (Centre d’hébergement de Soins de Longue Durée) durant la première vague. Sans trop divulgâcher, le vécu de Natalie Stake-Doucet, qui poursuit ses études en doctorat, répond à l’appel du gouvernement en avril 2020, celui d’aider dans les CHSLD en pénurie de personnel.
Un journal intime et immersif (à écouter avec un casque ou des écouteurs audio) où l’on y découvre des employés de la santé abandonnés et dont la pandémie mondiale a apporté des gouttes dans un vase qui débordait déjà depuis des années.
Vous pouvez retrouver dès à présent le documentaire, sur Apple Podcasts, sur Soundcloud ou sur tout autre site de podcast en tapant jennybalado.
Pour Entrée Libre, la réalisatrice Jenny Cartwright et le producteur David Cherniak nous disent un peu plus sur leur documentaire sonore immersif :
Souley Keïta : Il est difficile de mettre des mots sur l’infâme, sur les traitements inhumains dans les CHSLD, je suis ressorti de ce poignant documentaire sonore avec une colère qui existe depuis un certain temps, comment l’avez-vous reçu lors de la conception de ce projet ?
Jenny Cartwright : Nous avons reçu ces témoignages assez difficilement, par ailleurs, j’aimerais m’exprimer sur la genèse du projet, qui a commencé au tout début du premier confinement, à la mi-mars 2020. Au départ, je voulais faire un documentaire qui portait à la fois sur la charge mentale en temps de pandémie et sur les femmes. Je me suis mise à ramasser plein de témoignages audio que des femmes de différents milieux m’envoyaient à distance. À un moment donné, je trouvais qu’il manquait une voix importante, celle des aides-soignantes donc, je me suis mise à chercher cela plus spécifiquement et c’est à ce moment-là que je suis tombé sur cette femme extraordinaire qu’est Natalie Stake-Doucet.
Elle avait fait un témoignage fort sur ces 10 jours passés dans un CHSLD qui réunissait tous les thèmes dont j’avais envie de parler : la santé, le poids de la pandémie sur les femmes, la charge mentale et les injustices. Par la suite, j’ai décidé de me concentrer uniquement sur elle parce que son témoignage était tellement puissant.
Souley Keïta : Au regard de ce documentaire, est-ce que les tempêtes n’étaient pas à nos portes, depuis bien longtemps, et que la crise sanitaire a ouvert ces portes. La tempête de la rentabilité dans le milieu de la santé, la tempête politique et ses réformes abjectes et la tempête de l’inaction collective contre ce que nous jugeons pourtant mauvais ?
Jenny Cartwright : Absolument ! Je suis la fille d’une infirmière et j’ai vu les conditions de travail des infirmières depuis que je suis petite. Cela a toujours été des conditions inhumaines, elles ont toujours été traitées avec énormément de mépris et il y a malheureusement toujours eu cela. Nous sortons de décennies de néo-libéralisme et de coupes budgétaires dans le milieu de la santé.
Le verbe exacerber a tellement été utilisé depuis le début de la pandémie parce que cela a mis en lumière toutes les injustices, toutes les coupures et malheureusement nous le savions déjà. Cela a permis à celles et ceux, qui soit ne le voulaient pas le voir, soit ne l’avaient pas vu, de se rendre compte de la situation. Nous le voyons également dans la façon dont cela a été géré ici et dans tous les pays qui n’ont pas adopté la mentalité Covid zéro. Nous avons décidé de vivre avec le virus alors que d’autres pays ont décidé de l’éradiquer, la seule chose qui a été mise en place est de faire en sorte que le système de santé ne s’effondre pas et tout le reste a été laissé de côté.
Souley Keïta : L’emprise politique au détriment de la douleur. Les chiffres, les pourcentages au détriment de l’humain, est-ce qu’à travers le récit de Natalie Stake-Doucet c’est malheureusement des éléments dont beaucoup de gens n’ont pas conscience ou font simplement abstraction de la réalité ?
David Cherniak : Mon sentiment est qu’au Québec nous vivons une crise du journalisme depuis un certain temps. Je pense que si nous avions des journalistes un petit plus critique envers les politiques de notre gouvernement, les choses évolueraient. Attention, il y a des journalistes critiques, notamment chez les journalistes anglophones. Du côté francophone il y a beaucoup de complaisance et je ne suis pas certain qu’il aurait eu lieu de faire Quels morceaux de nous la tempête a-t-elle emportés avec elle ? si nous avions des journalistes qui mettaient davantage en lumière les problématiques que vit le système de santé. Cela fait plusieurs années qu’il y a des manifestations d’infirmières et malheureusement on en parle assez peu. Ce documentaire sonore sonne un constat d’échec, car nous avons eu beaucoup de cas de Covid au Québec, nous avons eu beaucoup de décès dans les CHSLD. Ceci est un échec de la réponse collective, car en le faisant écouter à des soignantes et des soignants, il y a eu un commentaire qui a émergé et qui est : « Ah oui ! C’est vrai la réforme Barrette ! » Nous n’avons peut-être pas assez réagi à cela, mais aujourd’hui, on sent qu’il y a un peu plus de voix qui s’élèvent face à cette réforme.
Jenny Cartwright : J’aimerai rajouter un élément, nous l’avons laissé passer effectivement et je suis toujours fascinée par le fait qu’il y ait peu de gens en colère et peu de gens qui remettent les choses en question. Malencontreusement cela est vrai avec les journalistes anglophones et francophones, mais en même temps, il y a une telle répression qui existe. Je me rappelle plus petite que les infirmières avaient fait la grève et ma mère perdait un an d’ancienneté par jour de grève. C’est quelque chose d’abject que l’on voit davantage dans le milieu de femmes.
Souley Keïta : Le silence, un silence dans lequel on pousse tout un système de la santé, à ne pas dénoncer ou dire ce qui va mal, au risque de sanctions disciplinaires. Comment obtient-on un témoignage sans zones d’ombre ou des éléments que l’on va taire par peur ?
Jenny Cartwright : Natalie Stake-Doucet m’a dit que oui je pouvais utiliser ses mots, mais, à condition qu’elle ne soit pas anonyme. Elle fait partie des voix fortes qui revendiquent et elle tenait justement à prendre la parole. Natalie Stake-Doucet, qui termine son doctorat, est à la tête de l’Association Québécoise des Infirmières et Infirmiers, un organisme qui veut porter une voix politique. Il y a beaucoup de choses qui sont en train de s’organiser avec des mobilisations et cela me donne de l’espoir pour un changement. Effectivement, les sanctions sont terribles. D’ailleurs, on l’entend dans le documentaire avec cette femme qui devait porter des sacs de poubelles pour aller travailler et qui s’est prise en photo malgré l’interdiction de sa direction, elle a pris des sanctions disciplinaires, mais dès qu’un journaliste s’est intéressé à cette affaire, les blouses sont apparues par miracle et les sanctions ont été retirées. Malgré toute l’omerta, malgré tout ce que le gouvernement a essayé de mettre en place pour que les gens ne parlent pas, peut-être que la pandémie a amené les gens à un point où ils ne peuvent plus se taire.
David Cherniak : Je pense que les techniques d’intimidation affectent les personnes qui ont moins de pouvoir, moins de voix. Dans le réseau de la santé, dans les CHSLD, on sait que particulièrement à Montréal, il y a beaucoup de personnes issues de la diversité. On ne donne pas à ces personnes la même place dans la société que des universitaires ou des médecins. C’est l’exemple du fait que l’on s’attaque au plus faible. Natalie, dans sa position d’universitaire, qui répondait à l’appel du gouvernement, avait le loisir après de retourner à ses études, ce qui n’est pas le cas de toutes ces personnes dont c’est leur unique gagne-pain. C’est quelque chose que l’on trouvait important de faire entendre, notamment ces préposés aux accents diversifiés. Ce n’est pas pour rien que nous nous sommes portés, dès le départ, sur Schelby Jean-Baptiste pour faire la narration, car avec cette voix, c’était prendre quelqu’un de la diversité pour porter ce message puisque cela a touché beaucoup de personnes de la diversité.