Mardi 4 octobre 2016, 18h. J’assiste au rassemblement et à la vigile organisée par le collectif féministe Hamamélis devant le Palais de Justice de Sherbrooke sur la rue King Ouest pour être solidaires des femmes autochtones disparues et assassinées au Canada. Une quarantaine de personnes s’y recueillent et tiennent des petites bougies pour souligner la mémoire et la tragédie de ces milliers de femmes méprisées par le sexisme et la violence coloniale avec la complicité et la négligence de plusieurs corps policiers.
Malgré l’élection de Justin Trudeau et les nombreuses promesses, il est nécessaire de maintenir ces mobilisations, car non seulement la lumière n’est pas faite sur des milliers de cas passés, mais la violence, la discrimination, le sexisme et le racisme continuent comme avec le cas de l’artiste inuite Annie Pootoogook retrouvée morte à Ottawa en septembre dernier. Un de ses petits-cousins a affirmé devant la banalisation du drame par la police municipale que le racisme s’est manifesté «dès sa découverte dans la rivière.». Les projections au Tremplin ont donné des visages, des noms et la parole à plusieurs femmes autochtones pour exprimer leurs vécus et leur vision du monde et du territoire dans le cadre de courts-métrages du projet Wapikoni mobile. D’autres vidéos de subMedia soulignaient les luttes actuelles pour la défense des territoires autochtones face aux projets d’extraction pétrolière, gazière et minière, et le transport par oléoduc avec Énergie Est entre autres. Ces luttes font face à de la répression et une opération du SPS juste avant la projection de ces vidéos nous a démontré à petite échelle que la démocratie canadienne est en piteux état. Récapitulons.
Vers 18h45. Après la tenue de discours établissant les enjeux et l’évolution de la situation, le groupe avec une bannière de tête circule direction est et traverse côté Sud de la rue King au coin de la rue Camirand en direction de la rue Wellington Sud pour aller voir les projections au Tremplin. La bannière de tête et plusieurs personnes circulent dans la voie de droite de la rue tandis que d’autres marchent sur le trottoir et en partie dans la rue. Un véhicule balisé du SPS coupe la circulation en biais et allume ses gyrophares et aucun avertissement n’est donné ni verbalement et encore moins avec un porte-voix. Au contraire, le véhicule semble escorter la marche qui continue son court chemin et tourne sur Wellington Sud. D’ailleurs, l’itinéraire et les intentions étaient assez claires: du Palais de Justice jusqu’au Tremplin. À moins qu’on soit de mauvaise foi et qu’on utilise un pouvoir arbitraire, car le message exprimé nous déplaît. C’est ce à quoi nous avons assisté par la suite.
C’est alors qu’un véhicule d’un superviseur du SPS arrive en sens contraire et barre le chemin à la marche sur la rue Wellington Sud. Le policier superviseur de l’opération affirme alors que nous sommes en infractions et qu’il faut nous identifier. Toutes et tous? Oui. Pourquoi? «Vous avez pris la rue sans permis et sans nous avertir. Ça marche pas comme ça, c’est une infraction.» Il affirme fermement qu’il faut s’identifier sans quoi nous allons être arrêtés. Quelques personnes posent des questions tandis que plusieurs véhicules arrivent en « renfort » dans un désarroi et une incompréhension des gens devant l’opération policière et le contrôle d’identité. Aucun avertissement n’a été donné comme quoi notre marche était illégale et que nous devions impérativement gagner le trottoir. Un policier affirme: «On a été vous voir pour vous demander vos intentions et on vous a averti de ne pas prendre la rue et personne n’a collaboré.» Quelqu’un demande: «Vous avez averti tout le groupe que la marche serait interdite dans la rue ou seulement une ou quelques personnes?» Des personnes quittent les lieux durant ces discussions et d’autres attendent le retour de leurs pièces d’identité.
Après la remise, le superviseur nous informe qu’après vérifications des caméras de surveillance sur la rue King Ouest, certains d’entre nous qui ont été identifiés pour avoir «traversé à pied la rue à un feu rouge» recevront un constat d’infraction par la poste. D’une marche illégale au départ de l’interpellation du groupe en entier, cela se transforme en moins de 10 minutes en infraction individuelle ciblée comme piéton sans lien avec la tenue d’une marche pour exprimer un point de vue. Je n’en ai pas souvenir, car j’ai suivi le groupe en jasant, mais selon plusieurs participant-es la marche a traversé en bonne partie l’intersection King-Alexandre sur la lumière verte! D’autre part, le superviseur niant cette fois l’événement comme étant une marche exerçant la liberté d’expression, affirme que le SPS n’était pas obligé de nous avertir de ne pas traverser le feu rouge, car tous sont tenus de savoir la loi. Donc, pour le superviseur, les individus qui ont traversé l’intersection à un feu rouge dans le cadre d’une marche sont de simples piétons pris en infraction. Au départ l’interpellation était pour avoir pris la rue en tant que marche et c’est pour cela que le superviseur nous a dit que nous étions en infraction et nous a demandé de nous identifier. Légère contradiction qui démontre à la fois tout l’arbitraire de cette intervention inutile où la jonglerie des mises en accusation du SPS se conjuguait avec une insensibilité envers le recueillement pour la vie enlevée de ces milliers de femmes autochtones et celles brisées de leurs proches. Consciemment ou non, le SPS prouve par son intervention toute la pertinence d’avoir souligné cette journée à Sherbrooke en prenant la parole et en étant visibles dans la rue.
Cela nous rappelait également que la démocratie et les droits et libertés au Canada sont davantage le fait du droit et de la liberté de faire du cash plutôt que l’expression et l’organisation collective dans l’espace public; l’Agora qui est de plus en plus réduite à un centre d’achat. D’ailleurs, durant cette même soirée le maire Bernard Sévigny parlait à 300 personnes du milieu des affaires de son nouveau projet «Well. Inc. ou Quartier de l’entrepreneur» pour revitaliser la rue Wellington Sud. Ce lieu de l’interpellation du 4 octobre où trop souvent les gens qui la fréquentent quotidiennement font face à des constats d’infractions et de l’acharnement pour «nettoyer» le secteur sans pour autant offrir des logements sociaux de qualité, des ressources pour les problématiques particulières, du travail digne dont le salaire nous permet de vivre ou bien un revenu garanti sur le chômage, à la retraite, pour les familles. La qualité de la démocratie ne se mesure pas selon le chiffre d’affaires et les taxes foncières monsieur le maire, mais bien selon comment elle traite ces exclu-es. Nous avons beaucoup de progrès à faire en ce sens et je doute que le projet «Well. Inc.» traite dignement les exclu-es et les précaires du quartier. L’histoire de l’embourgeoisement des quartiers populaires nous le démontre à chaque année.