Le 11 octobre 2018 est à marquer au calendrier pour avoir bu en direct les paroles M. Normand Baillargeon, présent au Tremplin lors du dîner-causerie à saveur de militance et en tant que président d’honneur du Salon du Livre de l’Estrie. Illustre personnage pluridisciplinaire, il est écrivain, essayiste, chroniqueur, historien de l’anarchisme, activiste du «Collectif pour une éducation de qualité», il a remporté le prix Québec Sceptique 2005 pour le Petit cours d’autodéfense intellectuelle, un livre sur l’éducation à la pensée critique.
Selon le politologue Jean-Marc Piotte, «Les ouvrages du philosophe Normand Baillargeon, écrits dans un style vif et limpide, sont imprégnés par la philosophie analytique, portés par les valeurs du Siècle des Lumières et les aspirations du courant anarchiste.»
Avant de mettre en branle le contact pour l’entrevue avec lui, j’interpelle le grand public dont un papa Jean-Sébastien et deux jeunes de secondaire V, Thomas (son fils) et Alexander (son ami). On échange sur l’éducation, les améliorations à faire et autres. Ça fait du beau jus d’entrevue à ajouter au contenu de la causerie. «Ok, je sens qu’il y a quelque chose qui se passe» me dis-je pour oser m’adresser à M. Baillargeon. Allez courage, faut bien faire la courroie de transmission et permettre à ceux qui n’étaient pas dans la salle de goûter la sauce du propos!
Les questions sont parties par courriel et le soir même se présente au hasard un passage du livre «Vivre: La psychologie du bonheur» de Mihaly Csikszentmihalyi. Ce psychologue hongrois, à l’origine du flow, nous entretient sur «l’expérience optimale par l’esprit- Les bonnes choses de la vie ne proviennent pas seulement des capacités sensorielles, mais aussi (et surtout) de notre habileté à penser et à traiter l’information.» Oui tripper fort à penser… «Il est important de noter que la philosophie et la science- ces fleurons de l’esprit humain- ont été inventées et se sont développées parce que les humains aiment penser. Si ce n’était pas le cas, il est peu probable que les disciplines que nous connaissons aujourd’hui existeraient.»
Puisque la vie est faite de liens, vous comprendrez bien que comme Raoul disait: Tout est dans tout! Avant de vous laisser lire M. Baillargeon, cela valait le coup de vous faire voir les dessous d’un journal citoyen qui roule avec des bénévoles et leurs élans de créativité!
Entrée Libre: Par l’arrivée d’un nouveau gouvernement s’étant prononcé pour que le Québec se dote d’«un des meilleurs systèmes d’éducation au monde d’ici 2020», nous souhaitons connaître votre avis concernant les éléments sur lesquels celui-ci devrait se pencher pour mettre de l’avant cette mission d’envergure. Serait-il préférable d’avoir une société au service de l’éducation et non l’inverse?
Normand Baillargeon: Je pense qu’il faut et qu’il est possible de viser les deux. Mais pour en discuter, il est important de distinguer éducation et scolarisation.
L’école, sa fréquentation, et donc la scolarisation, tout cela est un moyen d’acquérir de l’éducation. Mais on peut l’acquérir autrement — en pratiquant l’école à la maison ou en faisant appel à des tuteurs, par exemple.
Nos écoles dispensent de l’éducation; mais elles font plus: elles socialisent, forment des citoyens et préparent à l’emploi. En ce sens, elles sont (largement) au service de la société; mais dans leur fonction d’éduquer elles sont, ou du moins devraient être, au seul service de l’éducation. Il y a donc à chercher et trouver un délicat équilibre entre nos demandes envers l’école et à s’assurer que ses autres fonctions, celle de qualification notamment, n’empiètent pas, au point de la dénaturer, sur celle d’éducation.
EL: Est-ce que d’éduquer les jeunes à la pensée critique permettrait une éducation à la vie au-delà d’une acquisition stricte de connaissances?
NB: La pensée critique, crucialement importante, est une faculté cognitive de haut niveau. Elle nécessite impérativement des connaissances pour s’exercer et elle est même en quelque sorte circonscrite un domaine dans lequel on possède des connaissances: on dit qu’elle est spécifique à un domaine. Il faut donc viser simultanément la transmission de vastes connaissances dans de nombreux domaines et le développement, progressif, de la pensée critique dans les divers domaines où l’on a transmis, acquis, des connaissances. La pratique de la philosophie pour enfants semble être prometteuse sur ce plan. Je pense que cela est très important pour une éducation à la vie.
EL: À quoi reconnaît-on qu’il est temps de tenir une «Commission Parent 2.0»?
NB: Je pense que deux grands ensembles d’arguments militent en sa faveur. Le premier est que l’immense travail accompli par la Commission Parent date d’un demi-siècle et qu’il est normal de réviser nos acquis, de revenir sur nos bons et moins bons coups à la lumière de la nouvelle donne sociale, politique et économique. Mais aussi, depuis trop longtemps, nous procédons en éducation par réformes ou réformettes sans vision d’ensemble. Il est temps de repenser globalement et collectivement les finalités que nous entendons donner à l’éducation et les moyens que nous entendons déployer pour les atteindre.
EL: Comment déterminer une «personne indépendante» et composer une consultation publique?
NB: Ce n’est pas facile et il faudra soigneusement y réfléchir. Mais il ne manque pas de personnes indépendantes et informées au Québec. Le plus délicat, je pense, sera de nous donner du temps de travail, de consultation et de réflexion. La Commission Parent a mis des années à accomplir sa tâche.
EL: Pourquoi utiliser des données probantes et pertinentes?
NB: Les données probantes, là où elles existent, nous disent, avec un degré de probabilité variable, ce qui fonctionne mieux ou bien et ce qui ne fonctionne pas ou mal. Ces informations, là où elles existent, sont cruciales. Elles ne nous disent pas tout, sont muettes sur les fins que l’on doit viser, ne sont souvent pas décisives, mais elles sont nécessaires. Elles sont aussi, hélas, méconnues, parfois même ignorées en éducation.
EL: Que répondriez-vous à un jeune du secondaire qui souhaiterait des périodes plus courtes pour avoir plus de cours différents?
NB: Je lui dirais que c’est bien compliqué de décider d’un cursus scolaire et qu’on fait de notre mieux. Je l’écouterais en lui rappelant nos contraintes (les disciplines choisies, le temps (limité) imparti, etc.,) et en lui demandant ce qu’il proposerait pour faire mieux.
Cette dernière question est issue de la conversation avec Thomas et ce qu’il changerait de ses 5 dernières années au secondaire, soit la diversité et la durée des cours. De son côté, Alexander avait mentionné qu’il fallait plus de par cœur, par exemple en mathématiques avec les tables de formules. Oui, oui plus de par cœur.
Ce jeune a partagé une opinion qui rejoint les propos de Mihaly Csikszentmihalyi, où «la connaissance était synonyme de mémorisation. (…) l’apprentissage par cœur de structures d’informations complexes est loin d’être une perte de temps et d’effort. Une intelligence qui a du matériel à son service est beaucoup plus riche (mieux équipée) que celle qui en est dépourvue. On ne peut considérer que créativité et par cœur sont incompatibles. La plupart des grands scientifiques – même les plus novateurs- ont mémorisé de la musique, de la poésie et une foule d’informations dans divers domaines.»
Ainsi, en discutant avec des jeunes, on s’abreuve de leur vécu, de leur opinion. Lorsque l’on interpelle un parent, on y trouve un autre angle, celui des souhaits et constats. «Bien que le parent est le 1er responsable de l’éducation à la vie puisqu’il offre la «fondation» et le contenu pour plus tard, il se peut qu’avec le temps, on a peut-être moins de contact fréquent avec nos enfants, de par l’horaire, l’école, les activités, etc.» soutient Jean-Sébastien. Peut-être n’est-il pas le seul à se questionner sur le «temps d’antenne réduit peu à peu en fréquence, bien que c’est maintenant encore plus important de cultiver le sens critique à l’age of data et de tous les médias accessibles.»
«Se trouver à l’écoute des jeunes aussi, pour diminuer les biais. Comment on peut entrer cela dans le cursus? Malgré les nombreuses réformes depuis les années 90, je me questionne pour mes neveux et nièces lorsqu’ils sortiront du secondaire, est-ce qu’ils auront les outils pour s’y retrouver? Sinon mon souhait, c’est que les adultes, parents ou non, soient des moteurs pour créer des contenus de qualité en étant des exemples d’ouverture, sans jugement et qu’ils soient aussi des promoteurs d’esprit critique.» ajoute-t-il.
En référant aux aptitudes intellectuelles, M. Csikszentmihalyi souligne que «sans elles, les gens peuvent être captifs des médias, des démagogues ou des exploiteurs de toutes sortes. Sans la capacité à pourvoir à sa propre information, sans son système symbolique portatif, l’esprit sombre facilement dans le chaos.»
L’éducation mérite d’être planifiée et abreuvée de diverses sources, qu’elles soient issues de la théorie, des résultats de recherche, du vécu des jeunes, etc. Peut-être en ferions-nous même une éducation 3.0 dans les moyens à former et développer un être humain?