Dans son dernier Hope And Prospects, Chomsky fait encore la preuve de sa nécessité. Le livre est un recueil de conférences et de textes produits à partir de 2006. L’érudition de l’homme impressionne. Il fait crouler le lecteur sous les citations de documents officiels ou de procès-verbaux de réunions en haut lieu. Le tout doublé, entre autres, de ses incessantes dénonciations des violations américaines (et israéliennes) du droit international.
Chomsky est un anarchiste. Les États sont, pour lui, des structures illégitimes en raison notamment de la violence dont ils sont capables. Le seul frein au pouvoir de l’État est la population ou… le pouvoir d’un autre État. Et il serait évidemment naïf de croire ne serait- ce que pendant une seconde que les États pensent en d’autres termes que la simple puissance.
Même s’il peut paraître simpliste, le support de l’analyse de Chomsky va droit au but. Dans presque tous les textes regroupés dans le bouquin, Chomsky s’en remet à Thucydide et… Adam Smith pour expliquer les événements économico-politiques du dernier siècle.
La main très visible des « architectes »
Adam Smith, qui critiquait le système mercantiliste anglais, déplorait que les « marchands et manufacturiers » soient les « principaux architectes » des politiques publiques. Chomsky affirme que ce principe peut être généralisé et étendu à notre époque, sans perdre en véracité. Pour ce faire, il traite de sujets étonnement récents, comme le projet de réforme financière aux États-Unis. Celui-ci a évidemment été, sous la pression des banques (grands donateurs pour la campagne électorale de Barack Obama), ramené à un projet moins ambitieux qui, selon plusieurs experts, ne réussira pas à prévenir la prochaine crise.
La loi Dodd-Frank ne prévoit pas, en effet, un retour à la séparation entre les banques commerciales et d’investissement qui avait été instituée au lendemain de la crise de 1929 par le Glass-Steagal Act. La loi avait été abolie à la fin des années 90 par l’administration Clinton, ce qui a largement permis aux banques de prendre des proportions gigantesques, les rendant du même coup « too big to fail ».
Chomsky remarque avec raison que plusieurs architectes de la déréglementation des marchés financiers sous Clinton ont été récupérés pour occuper des postes dans l’administration Obama.« So much for the change we can believe in ».
Chomsky souligne aussi, très à propos, l’importance dans la dernière élection du financement privé. Ce fut en effet l’élection où le marketing et l’argent étaient rois.
Le problème du financement des partis aux États-Unis est très loin de se régler. À preuve, Chomsky traite d’un récent jugement de la cour suprême qui élargit les possibilités des entreprises (considérées d’ailleurs comme une personne, contrairement, fait remarquer Chomsky, aux immigrants illégaux) quant au financement des campagnes électorales. Les chefs de direction pourront ainsi dépenser l’argent des actionnaires, et ce, sans prendre la peine de les consulter.
La loi du plus fort
L’autre auteur fétiche de Chomsky est Thucydide, l’auteur de l’Histoire de la Guerre du Péloponnèse, qui a écrit que « Le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir. » Les exemples ne manquent évidemment pas : Haïti, Irak, extermination des Amérindiens, etc.
Chomsky reprend pour l’occasion sa thèse sur la tactique du parrain. Pour lui, toutes les interventions militaires ne sont pas nécessairement liées, dans l’immédiat, à des intérêts économiques. Elles ont parfois l’intimidation comme objectif. L’intervention en Yougoslavie à la fin des années 90 est un bon exemple.
Par-dessus tout, Chomsky est un fin analyste du discours des élites américaines. Il prend un malin plaisir à confronter les dires des Obama, Bush et autres sur la supposée « mission transcendante » des États-Unis dans le monde. Il souligne sans cesse que le discours sur « l’exception américaine » voudrait nous faire croire qu’Oncle Sam n’a, au fond, toujours été qu’une puissance bénévole relativement désintéressée et non une puissance impériale calculatrice quelque peu sadique qui manipule l’opinion publique sans vergogne, telle que démontrée d’une manière convaincante par Chomsky.
Woodrow Wilson, l’« idéaliste » président américain qui, après la Première Guerre mondiale, défendait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ne croyait probablement pas que ce droit s’appliquait aux citoyens de la République dominicaine qu’il a envahi en 1916 afin de « restaurer l’ordre public » et qu’il a occupé jusqu’en 1926.
Tout comme le discours sur l’établissement de la démocratie en Afghanistan ou en Iraq, le discours américain n’est que cela : un discours. Celui du plus fort.