Si l’enfer est pavé de bonnes intentions comme le prétend le dicton, il serait possible d’en donner une illustration très concrète en affirmant que la pauvreté est pavée de charité.
Car c’est malheureusement ce qu’elle produit comme effet: maintenir l’état de fait dans lequel la pauvreté est une situation habituelle pour une bonne partie du genre humain. Cela s’explique de bien des manières, mais il semble que trois axes principaux soient identifiables: la discrimination, la culpabilité et la dépolitisation.
Discrimination
Tout d’abord, il faut comprendre que la charité est porteuse d’une discrimination évidente: les individus qui reçoivent sont choisis par ceux qui donnent. Or, cela a pour effet notable de faire surgir des critères de sélections particulièrement violents: la personne a-t-elle l’air droguée, alcoolique ou semble-t-elle se prostituer? Que va-t-elle faire avec cet argent? Se le mettre dans les veines ou bien s’acheter à manger? L’exposition au jugement d’autrui et l’apprentissage de l’humilité par l’humiliation font le quotidien des gens vivant en situation d’extrême pauvreté. La conséquence de cette discrimination est que les «bons pauvres» reçoivent la cagnotte alors que ceux et celles qui ne correspondent pas à cet idéal ne reçoivent en guise de charité qu’une poignée de mépris.
Culpabilisation
Un autre aspect sombre de la charité est sa façon de générer de la culpabilité. Toute personne vivant juste au-dessus du seuil de la pauvreté a déjà expérimenté ce moment déchirant où l’envie de venir en aide aux personnes plus démunies entre en contradiction avec la capacité réelle de le faire sans sacrifier soi-même un peu de sa qualité de vie. Il s’en dégage une sorte de culpabilité paralysante parce qu’elle crée une situation dans laquelle une personne voudrait aider, mais se sent impuissante. À l’inverse, les riches philanthropes peuvent se débarrasser de cette culpabilité en s’achetant une bonne conscience. Si jamais ils et elles se font accuser de ne pas donner assez ou d’engendrer de la pauvreté, ils et elles pourront toujours rétorquer aux gens les accusant que c’est à eux et à elles de faire des sacrifices.
Dépolitisation
Ensuite, ce qui discrédite la charité dans sa quête de résolution du problème de la pauvreté est sa façon de dépolitiser l’enjeu. Le fait d’écarter les intermédiaires étatiques au profit d’actes charitables individuels a pour effet de mettre en veille tout le questionnement sur la production sociale de la pauvreté. Pire, l’idéologie véhiculée par nombre de chantres de la charité serait celle des choix et du hasard: les pauvres seraient des personnes qui auraient fait de mauvais choix ou bien des personnes que le hasard aurait placées dans cette situation. Ce mirage du libre arbitre et le fait de voir la pauvreté comme autre chose qu’un choix social jouent pour beaucoup dans l’aveuglement face aux inégalités dans la répartition des richesses tant au niveau national qu’international.
Qu’on comprenne bien l’idée derrière le présent texte: il ne s’agit pas d’un plaidoyer encourageant à cesser les actes de charité. Au contraire, ceux-ci s’avèrent nécessaires pour faire face à l’urgence dans laquelle se trouve une bonne partie de l’humanité. Néanmoins, il faut savoir que ce n’est qu’une mesure provisoire largement insuffisante et qu’il est impératif de politiser l’enjeu de la pauvreté et des inégalités économiques. La pauvreté est un mal absurde au XXIe siècle. Absurde parce que la production de richesses et les différentes technologies permettraient aisément que l’indigence ne soit plus qu’un mauvais souvenir d’une époque révolue. Cependant, cela nécessiterait une modification radicale des institutions pour s’attaquer par exemple au fait que les plus grandes fortunes de ce monde puissent éviter l’impôt sur le capital amassé à même le travail de leurs employés et de leurs employées. Une telle remise en cause du mode de production et de répartition des richesses est pourtant nécessaire, mais c’est précisément ce que l’idéologie de la charité contribue à masquer en dépolitisant la pauvreté.