Adoptée il y a de cela bientôt 40 ans par le gouvernement de René Lévesque, la Charte de la langue française, ou loi 101, compte toujours parmi les lois les plus importantes au Québec. En effet, elle a pour objectif de permettre le plein épanouissement de la langue française sur le territoire québécois, seule juridiction en Amérique du Nord où les francophones sont majoritaires. Seulement, la version 2016 de la loi 101 est fort différente de la loi originale, qui fît l’objet de plusieurs amendements depuis 1977, notamment suite à de multiples recours devant les tribunaux.
C’est pour tenter de mieux comprendre l’évolution de cette loi que la Société nationale de l’Estrie (SNE organisa ce jeudi 8 décembre 2016 une activité au cours de laquelle fut accueilli Me Éric Poirier, auteur du l’ouvrage «La Charte de la langue française: Ce qu’il reste de la loi 101 quarante ans après son adoption», paru cet automne aux Éditions du Septentrion Ce livre propose une étude inédite des jugements portant sur l’interprétation de la loi 101, c’est-à-dire les cas où il n’était pas question de sa constitutionnalité. On y apprend comment et pour quelle raison les tribunaux écartent sciemment l’intention de ses concepteurs.
Ainsi, nous savions déjà que les tribunaux ont forcé la main du législateur québécois pour qu’il abandonne les dispositions les plus structurantes de la loi 101, celles qui s’y trouvaient lors de son adoption en 1977. On pense évidemment aux articles qui faisaient du français la langue des lois québécoises et des tribunaux du Québec, ceux qui exigeaient généralement l’usage exclusif du français dans l’affichage commercial, ou encore ceux qui réservaient la fréquentation de l’école anglaise aux seuls héritiers du réseau scolaire anglophone du Québec.
Nous savions également que certaines des modifications qui ont été apportées à la loi 101 par l’Assemblée nationale, cette fois sans qu’elle n’y soit contrainte, ont contribué à fragiliser le statut du français au Québec. Me Poirier rappelle que les organismes de l’Administration publique peuvent désormais utiliser le français et l’anglais dans leurs communications écrites avec les personnes morales établies au Québec alors qu’ils devaient à l’origine utiliser exclusivement la langue française. Il relève également comment certains organismes de l’Administration publique ont pu accroître les pratiques de bilinguisme institutionnel, voire l’utilisation exclusive de l’anglais. À chaque occasion, on a dilué les moyens que s’était donné le législateur pour atteindre l’objectif suivant: faire du français la langue commune des Québécois.
Là où Me Poirier innove, c’est lorsqu’il démontre comment et pour quelle raison les tribunaux écartent l’intention des concepteurs de la loi 101 lorsqu’ils en interprètent les dispositions. On voulait faire du français la langue normale et habituelle du travail au Québec? Les tribunaux accroîtront la marge de manœuvre de l’employeur lorsqu’il entend exiger l’anglais à l’embauche et limiteront les cas où celui-ci a l’obligation de communiquer en français avec son personnel. On voulait faire du français la langue de l’État québécois? Les tribunaux élargiront les cas où un citoyen pourra exiger une communication en anglais d’un organisme de l’Administration publique et limiteront les possibilités pour un patient d’exiger des documents médicaux en français.
En analysant systématiquement chacun des 27 jugements rendus par les plus importants tribunaux du Québec depuis l’adoption de la loi 101, les cas où c’est son interprétation qui était en jeu et non sa constitutionnalité, Poirier relève qu’on en a donné une interprétation restrictive à 21 reprises. Malgré l’intention d’enchâsser les droits du français dans une «Charte», les tribunaux ont préféré et préféreront (car le mouvement est appelé à se renforcer) en décider autrement. Selon Me Poirier, seul un changement de stratégie de la part des plaideurs et une intervention du législateur québécois pourront freiner le mouvement et éventuellement renverser la vapeur.