Ce que vous vous apprêtez à lire est un extrait à peu près intégral d’un document réalisé par la Table itinérance de Sherbrooke en 2019 intitulé : Cadre de référence sur l’itinérance à Sherbrooke : Réflexion sur le phénomène et orientation des actions menées sur le territoire.
La désaffiliation sociale
La Politique nationale de lutte à l’itinérance pose d’entrée de jeu que l’itinérance n’est ni une fatalité ni un phénomène de génération spontanée, mais bien « l’aboutissement d’un processus de désaffiliation ». On ne naît donc pas itinérant, on le devient.
L’affiliation renvoie à l’idée d’être relié à quelque chose ou à quelqu’un qui en retour donne du sens à ce que nous sommes. Au cœur de l’affiliation, on trouve le fait d’appartenir et d’être reconnu. Cette expérience nous confirme que nous avons une place et nous invite éventuellement à jouer un rôle dans la collectivité. Dans notre société, la famille (nucléaire) est le socle relationnel, l’espace premier où la trame de l’affiliation se joue. Bien que chronologiquement deuxième, l’école joue également un rôle important dans ce processus.
Mais pour les personnes vivant en situation d’itinérance, les choses ne se sont généralement pas déroulées comme elles auraient dû. Ces personnes ont souvent grandi « dans un contexte où le monde des adultes fut vécu (puis intériorisé) comme étant un vaste champ de bataille ou d’exploitation (…) ou un labyrinthe émotif dont on ne sort pas indemne… Comment alors faire confiance au monde adulte, à la société? Quel désir peut-on avoir de croître et d’en faire partie? »
Les études ne manquent pas pour démontrer que la majorité des personnes en situation d’itinérance ont vécu des traumatismes multiples : deuils, conflits familiaux ou divorces problématiques, abus sexuel ou inceste, négligence ou maltraitance, etc.
Les liens de base s’effritent donc au fil du temps. Se sentant profondément inadéquat et dans l’incapacité de répondre aux attentes qu’on a vis-à-vis d’elles, jugeant ne pouvoir faire confiance à leur milieu et espérer recevoir de ce-dernier une réponse adéquate à leurs besoins fondamentaux, les personnes se trouvent alors confrontées à une impasse. Elles en viennent à se retirer petit à petit psychiquement ou physiquement, ou les deux. Au bout du compte, si rien n’est fait, si rien de significatif ne vient changer le scénario, l’expérience prolongée de l’impasse entraîne un retrait progressif et, à terme, radical de la personne. « Le pont entre la société et les personnes itinérantes est détruit. La désaffiliation a grugé la structure en usant jusqu’à le couper le lien social. »
La rupture sociale comme pouvoir
Le prix de la rupture est généralement très élevé: isolement, marginalisation, stigmatisation, pauvreté souvent extrême, insécurité permanente, etc. Pourtant, il y a toujours dans cet acte de la rupture une part d’affirmation, un geste d’autoprotection. Face à une situation jugée intenable par elle, la personne dit de façon symbolique «Ça suffit!».
Le Groupe de recherche sur l’itinérance des jeunes (GRIJA) a publié en 1999 les résultats d’une importante recherche. Soixante jeunes de 16 à 30 ans vivant en situation d’itinérance ont participé à des entrevues faisant le bilan de leur histoire relationnelle. Leurs propos par rapport à la rupture sont sans équivoque.
En fait, qu’il y ait départ physique ou non, il y a rupture. L’expérience répétée de la négligence, du rejet, de la trahison, de l’abus a rendu nécessaire pour survivre, pour ne pas devenir fous, la coupure des liens. Cette coupure, généralement antérieure à la rupture physique, est un acte d’autopréservation tragique qui signale qu’il n’y a plus d’espoir que les choses se normalisent.
Et ce qui est vrai pour les jeunes reste vrai pour les personnes en situation d’itinérance plus âgées. La rupture est une stratégie de survie, une forme de pouvoir, de prise de contrôle sur sa vie rendue nécessaire par une réalité devenue insupportable. Mais ce pouvoir entraîne et ultimement enferme les personnes dans un espace où elles sont plus seules que jamais, où elles sont privées de tout ce qui soutient et définit notre appartenance à une communauté.
Une rupture impossible
Mais cette rupture est elle-même une impasse parce que personne ne peut échapper au besoin d’être relié. Les personnes en situation d’itinérance sont en fait mues par un double mouvement de quête d’un mieux-être et de fuite d’une souffrance qui nous suit, quelle que soit la distance parcourue. On change d’endroit parce qu’on est mal, on change de lieu parce qu’on veut être mieux, mais jamais rien ne coïncide et le malaise persiste. Et pourtant, on recommence, quand même, fois après fois, parce que rétablir les ponts avec les parents, la famille, la communauté, dans l’espoir de retrouver le sentiment de faire partie de quelque chose représente un enjeu psychologique fondamental. Rétablir les liens, s’ouvrir de nouveau à la relation… D’un lieu à un autre, d’un lien à un autre, l’espoir que les choses seront différentes fait avancer.
Mais la réponse à ce besoin ressemble à la traversée d’un champ de mines.