La lettre qui suit a été écrite par Tooker Gomberg, en 2002. À ce moment, il souffrait d’une grave dépression, et la rédaction de ce texte lui avait été demandée par son thérapeute. Tooker, décédé en 2004 à l’âge de 48 ans, était un activiste politique et écologique. Né à Montréal, il a consacré sa vie d’adulte à l’atteinte d’un monde plus vert et plus sain. En 2001 toutefois, dans ses propres mots, il a «frappé un mur». Après trois décennies de militantisme dans les tranchées, le corps de Tooker a protesté. Épuisement professionnel. Il ne s’en remettra pas.
Nous diffusons cet article car nous pensons qu’il contient un message important pour tous ceux et celles qui s’impliquent pour un monde meilleur. Avec les orientations politiques rétrogrades que souhaite entreprendre le gouvernement québécois, et toutes les autres injustices ici et ailleurs à dénoncer et à combattre, l’année 2015 s’annonce exigeante. À l’intérieur de ces luttes, prenez soin de vous et de vos camarades. Bon courage.
C’est une autre journée étrange pour moi. Les choses sont étranges depuis au moins 8 mois. J’étais activiste. Maintenant, je ne sais plus qu’est-ce que je suis. Est-ce que vous avez déjà lu l’histoire de Kafka où le personnage principal se réveille et s’est transformé en coquerelle?
Mon esprit est dans un brouillard – je ne peux pas penser de façon claire. Me faire un sandwich prend une éternité – j’ai besoin de me concentrer pour chaque petite étape et je me déplace lentement et de façon que chaque geste doit être réfléchi. Je me sens étourdi et dans la lune la plupart du temps. Aujourd’hui c’est la journée de la Terre et pourtant, je me sens sur une autre planète.
J’ai passé beaucoup de temps dans mon lit, particulièrement pour dormir, être amorphe et être dans les limbes.
C’est comme si mon cerveau fondait, même si l’on me dit qu’il reviendra comme avant lorsque la dépression finira. Peu importe quel est ce moment. Pour certaines personnes, cela peut durer des mois, pour d’autres, des années, et certains ne s’en tireront jamais.
Mais je vous écris pour vous parler à propos d’activisme et non pas sur les impacts effrayants de la dépression.
Amory Lovins, le gourou de l’efficience énergétique, m’a déjà décrit comme un «Hyper-Activiste». Je suppose que c’était ce que j’étais. Je vivais, respirais et ne portais mon attention que sur l’activisme. C’est ce qui me permettait de penser, d’être inspiré, d’être intéressé et de vivre.
Mais, c’est aussi ce qui m’a amené à ignorer d’autres choses de la vie que, maintenant, je réalise n’avoir jamais développées. C’est ce qui me rend triste et désespéré.
J’aimais bien cuisiner, mais j’ai arrêté. J’ai toujours aimé les enfants, mais je n’ai jamais réellement pensé en avoir un jour. Changer le monde était plus important, et avoir un enfant aurait interféré avec notre projet de vie: changer le monde.
Je n’ai pas développé mon esprit de façon large: apprendre sur la musique, les arts ou encore le théâtre et la poésie par exemple. J’étais dédié à changer le monde. Je n’ai jamais réellement pensé à faire une carrière – je vivais ma vie, sans me soucier du quotidien et des titres d’un monde ennuyant logé dans le statu quo.
Peut-être que je vivais dans une bulle de naïveté, faisant mes petites choses, sans me rendre compte que mes perceptions et actions étaient si différentes de la «normalité». De toute façon, je n’ai jamais voulu être normal. La normalité est ce qui nous a dirigés dans ce fiasco dans lequel nous sommes aujourd’hui.
Et maintenant, je me retrouve avec mes petits morceaux après avoir été frappé jusqu’à en devenir en miettes après avoir été agressé par la police à Québec, un gardien de sécurité à l’hôtel de ville et plusieurs gardes de sécurité pendant la course à la mairie. C’est sans compter les multiples arrestations.
Ou peut-être était-ce le gaz lacrymogène et le smog de l’an dernier. Peut-être que j’ai trop poussé mon cerveau et mis trop de pression sur mes épaules lors de la course à la mairie de Toronto, ou l’épisode du passeport brûlé, ou encore 20 ans à combattre des géants. Et peut-être l’incident du 11 septembre a transformé mes préoccupations en peur que travailler pour changer le monde pouvait être dangereux.
Ou peut-être que c’est une réponse physique à trop de café, de stress et de smog. Peut-être ai-je brûlé mes glandes produisant l’adrénaline. Peut-être que mon cerveau s’est empoisonné de trop de pensées sur les évènements tragiques en lien avec l’écologie, de réflexions sur l’air pollué, et de frustrations quant à la lenteur de nos avancées et la rapidité de la destruction de notre monde. Est-ce que mon cerveau aurait pu être endommagé quand je suis passé proche de mourir d’une insolation au Vietnam en 1998?
J’aurais dû être plus proche de ma famille et des gens. Ne vous trompez pas: j’avais beaucoup d’amis et de connaissances dans le monde de l’activisme, mais ils n’étaient pas des confidents à qui je pouvais ouvrir mon cœur. J’ai négligé mon cœur et comment je me sentais à propos des choses, des gens et des situations. Maintenant que je suis en crise, je n’ai plus réellement le langage pour connecter avec les gens. Le silence est plus facile que d’essayer d’expliquer ce que je vis actuellement ou encore de me sentir concerné par ce que les gens vivent et leurs problèmes.
Donc, quel conseil puis-je vous donner? Gardez l’équilibre. Faites de l’activisme, mais n’en faites pas trop. Si vous tombez en burnout ou dans une dépression, vous ne serez plus utile pour personne, spécialement pour vous-même. Lorsque vous êtes dans cet état, rien ne semble valoir la peine, il n’y a plus rien d’intéressant dans le futur.
C’est honorable de travailler pour changer le monde, mais faites-le dans un équilibre avec les autres choses. Explorez et embrassez les choses que vous aimez faire et vous serez plus énergique et enthousiaste à propos de l’activisme. Ne laissez pas tomber vos passe-temps et ce qui vous rend heureux. N’oubliez pas de faire du plein air, danser et chanter. Garder son esprit vivant et en santé est fondamental si vous voulez continuer d’avancer.
Je n’avais jamais réellement compris ce qu’était le burnout. Je savais que cela affectait les gens actifs, mais je croyais que j’en étais immunisé. Après tout, je prenais des pauses par-ci par-là et je voyageais. Tout mon travail était fait en équipe avec Ange, l’amour de ma vie.
Mais, à la fin, quand le burnout est arrivé dans ma vie, c’était gigantesque et c’était probablement l’accumulation de dizaines d’années de stress et de déni. Et maintenant, je me trouve dans un labyrinthe sombre dans lequel je cherche mon chemin pour retrouver ma santé mentale et la paix d’esprit.
Donc, attention: prenez cet avertissement au sérieux. Si vous commencez à glisser dans le trou de la dépression et que vous remarquez que vous perdez votre enthousiasme et que vous commencez à vous désillusionner, prenez une pause et parlez-en à un ami. Ne l’ignorez pas. Le monde a besoin de tous ceux qui veulent en prendre soin. Si vous pouvez rester dans le marathon que sont les luttes, à la longue vous allez pouvoir y faire une différence et être témoin des prochaines victoires!
L’auteur est membre de la Table ronde des organismes volontaires d’éducation populaire de l’Estrie, un regroupement régional d’organismes qui ont choisi l’éducation populaire autonome comme principal moyen pour atteindre leurs objectifs de transformation sociale.