Est-il un pain plus commun que les pilules? Elles abondent dans les pharmacies comme des légions de mauvaises herbes. Quel que soit le malaise, il y a toujours un médicament pour le soigner. Même les placebos trouvent leur place dans la pharmacopée moderne. Prenons l’exemple de Jean-Paul, il prend des pilules depuis sa plus tendre enfance. Les nerfs, toujours les nerfs.
Pour lui garantir une certaine santé, ses médecins lui prescrivirent un cocktail de psychotropes se complémentant mutuellement les uns les autres. Un antidépresseur, un antipsychotique et un stabilisateur de l’humeur soignent l’essentiel de sa maladie nerveuse. Mais il y a aussi son cœur… Il requiert d’autres pilules. L’angine de poitrine, le cholestérol, l’artériosclérose et la pression artérielle, voilà autant de petits bobos qu’il faut traiter. Des problèmes collatéraux, découlant des précédents, font aussi l’objet de médication: un diabète léger et une vessie hyperactive genre. Cette macédoine de pilules serait incomplète si elle n’était couronnée par un puissant hypnotique, essentiel pour dormir. Ses médicaments ont toutes les formes, toutes les couleurs, toutes les grosseurs. Avec un tel carnet de santé, Jean-Paul a de quoi garnir plus d’un pilulier.
Or il arrive un jour à ce quidam de gagner une croisière en mer, toutes dépenses payées. C’est une chance, un bonheur, puisque toute sa vie durant il a vécu dans son appartement, cloîtré par sa maladie. Enfin de l’air libre! Enfin des vacances!
Le voyageur met mille attentions à préparer sa valise. Il rassemble vêtements légers et articles de toilette. Pour parer aux journées d’isolement, il emporte un polar facile à lire: au soleil, voguant sur une mer calme, allongé sur une chaise longue, une lecture légère n’invite-t-elle pas à la détente? La belle vie quoi… Son bagage serait incomplet s’il n’incluait pas ses pilules. À joindre à la dernière minute… avant de fermer.
Le moment tant attendu arrive enfin. Jean-Paul se lève tôt. Il se douche et déjeune copieusement. Attention! Il ne faut pas oublier la prise des médicaments du matin. Ce qu’il fait. Il range son pilulier dans un pli de sa valise, un peu caché. Il appelle un taxi. Ce dernier le mène au bureau de l’agence de voyages qui organise l’excursion. De là, il gagne la Floride où il se présente à l’embarcadère du paquebot.
Un agent de la paix accueille les touristes. Il fouille les bagages. Il ouvre la valise de Jean-Paul. Il aperçoit le pilulier, comme camouflé. Il doute. Il saisit le boîtier. Il veut s’assurer qu’il ne contient aucune drogue illicite.
Catastrophe. Pas de somnifère pour ce soir. L’intoxiqué envisage une nuit très sombre. Il stresse. Vivre sans ses pilules est un défi. La peur d’être malade le gagne peu à peu. Quel viscère, quel organe flanchera le premier. Jean-Paul n’ignore pas l’exemple de ces gens qui ont décidé d’interrompre soudainement leur médication et pour qui un sevrage aussi violent fut néfaste. Allait-il déprimer où s’exciter? Et ses somnifères, comment trouver sommeil sans eux? Il entreprend une veille solitaire et hantée. Il n’a pas ses pilules. Il se sent perdu.
Il s’isole. Il s’allonge sur son lit. Le sommeil ne vient pas. Il se fait du mauvais sang. Il angoisse. Il repasse sa vie. Très moyen. Que de folies, que de bêtises. Et après? Sa psychanalyse le décourage. Si seulement il avait ses pilules, il pourrait dormir et oublier.
Les heures s’écoulent et le sommeil ne vient toujours pas. Soudain Jean-Paul se fâche. Trop c’est trop. Il ne va quand même pas se laisser mourir d’ennui. Cette croisière n’a lieu qu’une seule fois, songe-t-il. Il veut rejoindre les autres plaisanciers. Il se précipite à l’infirmerie. Il réclame haut et fort ses pilules. Dieu merci, on les lui remet. Le voilà rassuré. Il existe enfin.
Jean-Paul peut fêter. Il a ses pilules. Il se rend au bar du navire. Il se commande un soda. Il est heureux en cette première nuit de croisière. Il est confiant. Il a ses médicaments pour le supporter. Il croit que sans eux sa vie est en danger. Il les prend donc avec gravité, presque religieusement. Ses pilules le soignent, l’apaisent, le stimulent. Elles l’aident à vivre, quoi! Faudrait-il qu’il s’en prive? Le saurait-il? Non vraiment. Bonne croisière, Jean-Paul.