Le wokisme : un mot détourné, une arme politique et un écran de fumée

Date : 7 avril 2025
| Chroniqueur.es : Patrice Côté
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Il fut un temps où woke signifiait simplement être éveillé aux injustices sociales, notamment raciales. Aujourd’hui, ce terme a été vidé de son sens initial et détourné pour devenir une insulte politique, une arme rhétorique généralement utilisée par l’extrême droite et un outil de polarisation massive. De Donald Trump à Pierre Poilievre en passant par Elon Musk, nombreux sont ceux qui ont compris que se déclarer antiwoke est bien plus efficace électoralement que d’être ouvertement antiprogressiste.

Un glissement sémantique orchestré

À l’origine, être woke, c’était être conscient des discriminations et des injustices systémiques. Le terme a gagné en popularité avec des mouvements comme Black Lives Matter et s’est progressivement élargi aux luttes féministes, LGBTQ+ et environnementales. Mais dès 2016, Donald Trump et ses alliés ont flairé l’opportunité d’en faire un épouvantail, l’associant à une soi-disant censure de la liberté d’expression et à un « extrémisme de gauche ».

Au Québec, cette rhétorique a trouvé un terrain fertile dans les médias conservateurs. Des chroniqueurs comme Richard Martineau, Mathieu Bock-Côté et Joseph Facal , tous très présents au Journal de Montréal, utilisent le mot woke de manière systématique pour décrédibiliser les revendications progressistes. Peu importe l’enjeu, inclusion, féminisme, diversité culturelle, il est plus facile de rejeter la discussion en bloc en la qualifiant de wokisme plutôt que d’en débattre sérieusement.

Une arme politique rentable

L’ antiwokisme est aujourd’hui un moteur électoral puissant, et Pierre Poilievre l’a bien compris. Se dire antiwoke, c’est s’adresser directement à une frange de l’électorat qui perçoit le progrès comme une menace, mais sans avoir à se déclarer ouvertement contre l’égalité des sexes, contre les droits LGBTQ+ ou contre la justice sociale. Le terme woke devient un fourre-tout  pratique qui permet de s’attaquer à ces luttes sans en assumer pleinement les implications.

Le 20 novembre 2024, Paul St-Pierre Plamondon a utilisé le terme à l’Assemblée nationale en qualifiant publiquement Québec solidaire de parti woke. Il a ainsi affirmé en conférence de presse :  « Le wokisme est un mouvement antidémocratique qui refuse le dialogue et qui se sert de l’intimidation et de la désinformation…depuis dix ans ! » Plutôt que de critiquer les affirmations sur le fond, leurs propositions, que ce soit sur les questions raciales, sur le logement ou l’environnement, il est plus simple de les enfermer dans une étiquette caricaturale et d’éviter ainsi un véritable débat.

Elon Musk et la guerre du mot woke

Si le mot woke est aujourd’hui omniprésent dans les discours politiques, il l’est aussi dans la bouche de figures influentes de la tech, au premier rang, dont Elon Musk. Ce dernier surutilise le terme pour qualifier tout ce qui ne lui convient pas, y compris des institutions pourtant reconnues pour leur rigueur.

En octobre 2023, il a par exemple attaqué Wikipédia, qualifiant la plateforme de  « woke », sans autre argument que son ressentiment envers certaines pages qui ne correspondaient pas à ses opinions. Comment une encyclopédie collaborative indépendante et pourrait-elle être woke ? Le simple fait que des experts et des bénévoles modèrent des contenus pour éviter la désinformation semble suffisant, aux yeux de Musk, pour justifier cette accusation.

Mais il ne s’arrête pas là. OpenAI , entreprise à l’origine de ChatGPT, a elle aussi été la cible de ses attaques. Musk affirme que l’intelligence artificielle d’OpenAI serait « dangereusement woke », sous prétexte qu’elle a été créée en Californie, donc dans un milieu qu’il perçoit comme trop progressiste. Une solution ? Créer une IA qui dit  « LA vérité ». Mais qui définit cette vérité ? Musk lui-même ? Un homme qui se réclame de détenir LA vérité est plus dangereux que n’importe quelle IA.

L’ironie, c’est qu’en février dernier, Musk a offert plusieurs milliards de dollars pour acheter OpenAI. Une tentative de mainmise sur une technologie qu’il prétendait pourtant dénoncer. Heureusement, l’offre a été rejetée sans même être étudiée, confirmant que cette IA représentait un intérêt suffisamment grand pour qu’il veuille en prendre le contrôle.

Un débat réduit à une rhétorique KO

Ce qui est inquiétant, ce n’est pas seulement l’usage excessif du mot woke , mais surtout l’effet qu’il produit sur le débat public. Ce terme, qui avait autrefois une signification claire, est aujourd’hui vidé de tout contenu précis et sert uniquement à discréditer l’adversaire sans argumentation.

Lorsqu’un politicien ou un chroniqueur traite un adversaire de woke, il n’a pas besoin de prouver quoi que ce soit. Il ne discute pas des politiques, il ne répond pas aux idées, il met simplement KO son interlocuteur en lui collant une étiquette. Résultat ? On ne discute plus d’environnement, de justice sociale ou de diversité culturelle.

Le wokisme n’est pas le problème, son instrumentalisation l’est

L’ironie, c’est que le wokisme, en tant que menace réelle, n’existe pas. Il n’y a pas d’armée de militants radicaux cherchant à imposer une dictature du politiquement correct. Il y a, en revanche, des personnes et des groupes qui demandent plus d’inclusivité, plus d’égalité et plus de justice sociale.

Ce qui est dangereux, ce n’est pas que des gens veuillent améliorer la société. Ce qui est dangereux, c’est de remplacer tout débat sur ces enjeux par des attaques stériles. L’antiwokisme, loin d’être une défense de la liberté d’expression, est un écran de fumée qui empêche de parler des vrais problèmes. Pendant que l’on s’indigne du wokisme, on ne parle pas des inégalités, de la crise du logement, du climat, des politiques économiques qui appauvrissent la classe moyenne.

Il est temps de revenir à des débats de fond et de refuser cette simplification extrême. Se battre contre une menace imaginaire comme le wokisme, c’est détourner l’attention des combats réels qui méritent, eux, d’être menés. 

 

 

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