[Dernier épisode : première semaine à Cariboo ; premier ripper; Mike veut se battre ; Lindsay la cutie du camp ; les tentes recouvertes de neige ; lessive et club sandwich à Geraldton ; pourquoi je ne prenais pas ma douche.]
Ainsi de la routine à Ogoki. La première semaine passée, la plupart des équipes avaient entamé un nouveau block, Blueberry, plus sablonneux et moins propice aux tendinites. La neige s’était transformée en une pluie froide et oblique. Souffrez que je vous parle de la pluie et du beau temps, car c’est cela le treeplanting : combien d’arbres t’as plantés aujourd’hui, comment était le terrain, quel temps faisait-il? Et c’est comme ça pendant deux ou trois mois. Pas étonnant que, si par exemple un lynx est aperçu sur le block, il défraie aussitôt la chronique. Et le lynx évoque le couguar, qui peut tuer. Les ours aussi peuvent tuer, de même que les loups, s’ils sont en meute. Les orignaux sont réputés plus dangereux que les ours. J’ai déjà été attaqué par un couple de chouettes épervières, qui voulaient m’arracher les yeux des orbites parce que ma trajectoire me menait sur leur aire de nidification. Je me défendis de mon mieux avec ma pelle, arme redoutable : un Pakistanais que j’avais rencontré à Sioux Lookout avait tué un grizzly d’un seul coup asséné sur le crâne, etc.
Toutes ces menaces sont pourtant négligeables en comparaison des désagréments qu’engendre l’arrivée progressive des mouches noires, moustiques, brûlots et autres vampires décérébrés. Tandis que ces petites bêtes nous vidaient de nos globules, le camp, lui, se vidait de ses planteurs. Le contrat était trop difficile, et bientôt Tina fût relevée par le superintendant, un certain Tyson. Les histoires de disparition et de chapardage s’accumulaient, aussi les planteurs en vinrent à une conclusion quasi-unanime : il y avait un fantôme sur le camp. Et ce qui s’était présenté comme une blague inoffensive devint rapidement un sujet d’inquiétude, d’authentique peur même, à en juger par la réaction de Karine, qui refusait désormais de dormir dans sa tente, se sentant plus en sécurité dans un véhicule.
Un soir donc, après le souper, Tyson fit irruption dans la mess tent en bottes de cowboy, sa Remington accrochée à l’épaule. Il commença par faire un bilan de la journée : nous avions planté 23 000 arbres, et son verdict tomba comme un tronc sec arraché par un tourbillon en bordure de la forêt : this sucks. Il nous fit un discours par lequel on sentit nettement que la pression allait augmenter, qu’il ne serait plus question de rester à fumer sans rien faire près de la cache les jours de pluie. Et ce fantôme allait avoir intérêt à ne plus rôder sur le camp, sans quoi il allait se faire tirer dessus… Mesure en apparence futile à prendre contre un spectre, mais dans ce cas-ci, elle fut momentanément efficace.
Le surlendemain, de retour du travail, on entendit à la radio les formemans parler d’un sauna trouvé en bordure du block, sur un ancien camp de planteurs abandonné. Au royaume des entorses et des piqûres, le terme « sauna » fit une grosse impression, et on se mit à insister auprès de notre chauffeur pour qu’il fasse un détour par là-bas. C’était une des premières journées chaudes du printemps, il faisait encore clair; il n’y avait aucune raison de refuser.
La camionnette s’avança sur une allée bordée de pins gris dont les jeunes rameaux vert tendre semblaient nous faire autant de doigts d’honneur. À gauche, au bout de l’allée, on apercevait un vieil autobus scolaire monté sur des morceaux de bois. Un tuyau de plastique visible à travers les fenêtres, qui avait dû servir à alimenter les douches du camp, ressemblait à un python momifié dans ce décor marécageux. En poursuivant un peu plus loin, on découvrait un petit bâtiment comportant deux pièces, dont une réservée au sauna, d’où s’échappait déjà de la fumée. Deux équipes étaient arrivées avant nous, à en juger par la foule de vêtements crasseux laissés là par terre.
Nous sortîmes et on nous avisa qu’il se trouvait un lac à proximité. Comme le sauna était déjà occupé, je pensai qu’une baignade en eaux fraîches suffirait à me détendre et me décrasser du même coup. Cependant, le lac était boueux et je faillis me déboîter un genou en m’y avançant. À vrai dire, cette eau fraîche était plutôt glaciale, mais il n’y avait d’autre choix que de plonger, une horde furieuse de moustiques me menaçant sans relâche.
En revenant vers les bâtiments, je croisai John. On parla jeux vidéo en fumant et en marchant. En direction du camp à bord de l’autobus, il me décrivit son village, Fort Hope, rebaptisé « Fort Dope » par ses habitants. La réalité amérindienne était souvent déprimante, mais John avait comme recours de partir à la pêche ou à la chasse de temps en temps. Désormais cependant, résultat du carnage de la machinerie sur ses terres, quelque chose était perdu qui ne reviendrait pas de sitôt. Nous évoquions tout cela sans la moindre sentimentalité, mais j’avais de la sympathie pour le gars et je m’enquis de son nom de famille. Si ma mémoire est bonne – et rien n’est moins sûr –, son nom était Neepeegawagessan, ce qui en Ogibwe signifie « là où le soleil se couche ».
Naturellement, je jetai un regard vers l’ouest. À perte de vue, des étendues de conifères. À l’horizon, le Soleil, qui frôlait déjà la canopée. Chose inouïe, précisément là où l’astre incandescent semblait rejoindre la couverture verdoyante, je vis une colonne de fumée s’élever dans les roses et les magentas du ciel. J’en avisai aussitôt John, qui après l’avoir examiné, me confirma qu’il s’agissait d’un incendie de forêt. Ensuite, il ajouta « elle semble nous regarder ». La colonne avait en effet pris une forme humanoïde. La suggestion était si forte d’une présence à la stature hiératique, drapée, dont deux volutes s’élevaient à la manière de mains présentées, que j’en eus le frisson. (À suivre)