Nous avions roulé pendant plus de trois heures avant de parvenir au camp. Dans l’autobus régnait une tiédeur humide. Il faisait sombre, il faisait froid. Le camp se trouvait à dix kilomètres à peine du bout de la route la plus enfoncée au nord, dans le Bouclier canadien. Passé ce point, on ne peut plus poursuivre qu’en quad sur les chemins d’hiver du block de Dead Wolf, puis la forêt boréale se transforme graduellement en toundra et rejoint la baie James.
J’eus tôt fait d’épuiser les avenues de conversation, et je m’étais résolu à demeurer dans mon coin en me contentant de lancer des remarques futiles à Karine, simplement pour m’assurer qu’elle demeurât éveillée. Conduire dans ces chemins de gravier demande une attention soutenue. Les nids-de-poule et crevasses de toutes sortes, les billots de bois tombés sur la route, les accotements ramollis par la pluie et les animaux sauvages qui surgissent à n’importe quel moment rendent la conduite périlleuse. Je lui proposai de la relever, mais elle refusa. Après trois heures de route, j’aperçus avec soulagement, quelques deux cent mètres suivant un coude sur la gauche, les lumières des cuisines et de la mess tent.
Nous entrâmes au camp et malgré la pénombre, nous pouvions distinguer les tentes disséminées parmi les broussailles autour des cabines électrifiées. Je sortis à grand-peine de l’autobus bondé de bagages. Il fallait sans tarder choisir un emplacement pour la tente et me préparer pour la journée de travail, qui commencerait dès le lendemain.
La première journée
Je m’éveillai bien avant que mon réveille-matin ne sonne. Il faisait trop froid pour dormir. Dans le camp, on n’entendait que le grondement de la génératrice. J’enfilai rapidement mon pantalon et ma chemise, rapatriai en vitesse mes bottes à l’intérieur de la tente, les enfilai, ainsi qu’une bonne tuque, sortis en grelottant, ramassai ma pelle, mes sacs et ma gourde et filai tout droit vers la mess tent. Rose, la vétérane du camp, s’y trouvait déjà, préparant sa collation pour dîner – des sandwichs, des oranges et des biscuits. Je pris une assiette et des ustensiles et toujours grelottant, me dirigeai vers la cuisine. Au menu, des pancakes, du gruau, des fèves au lard et du bacon, le tout assaisonné du sarcasme des cuisinières. Je mangeai, grelottant, mon repas. Je fis, grelottant, mon lunch pour dîner. J’écoutai, grelottant, la superviseure du camp nous expliquer le programme de la journée.
Tina nous informa que nous allions planter à Cariboo, un secteur coupé l’hiver dernier et que les forestiers souhaitaient voir reboisé au plus vite. Il circulait, à propos de ce secteur, une histoire pittoresque: il s’y trouvait un vieux cimetière amérindien ravagé par les abatteuses. Ce terrain appartenait de droit ancestral à John, le contremaître des Ojibwés, mais avait été cédé à la compagnie forestière par le conseil de bande tandis que celui-ci était en voyage en Saskatchewan. Il n’avait donc pas pu s’opposer à la transaction.
Après une bonne heure de route, les autobus s’arrêtèrent, juste avant un profond fossé. À l’entrée du bloc, accrochée très haut dans un arbre, je remarquai quelque chose d’humanoïde, comme une poupée. Passant le fossé sur un billot de bois, nous marchâmes sur un kilomètre environ, avant d’arriver aux premiers terrains nouvellement coupés. Le spectacle d’une coupe à blanc est des plus dramatiques : à perte de vue, d’énormes traces laissées par la machinerie sillonnent de façon désordonnée ce qui reste de troncs affalés, brisés, de racines surgissant d’un sol mutilé. Ça et là, quelques chétifs conifères, souvent d’âge vénérable, ont échappé au carnage. En les examinant d’un peu plus près, on constate qu’ils sont souvent sévèrement écorchés. En somme, le désastre est complet.
Il subsistait dans le sol un entrelacs de racines fraîches, extrêmement rigides. Le terrain était également parsemé de monticules de neige, et si l’adret des collines était somme toute « plantable », sur l’ubac, le sol était encore gelé. Nous l’avons planté malgré tout, mais très tôt nous avons réalisé que notre score serait des plus médiocres. Au loin, on entendait les quads effectuer leur va-et-vient pour distribuer les arbres.
C’était une chance que d’avoir été placé en bordure du block, car je pus me rendre rapidement à l’autobus à la fin du jour. Les autres durent attendre les quads, et maintenant il neigeait pour de bon. Détrempés par la sueur, de nombreux planteurs devaient regretter d’être passé le 51e parallèle. L’attente fut si longue, à l’autobus, que les superviseurs s’entendirent pour laisser partir les premiers arrivés, une procédure que l’on tâche d’éviter pour n’oublier personne sur les lieux. Nous filâmes vers le camp, recroquevillés dans nos sièges, tandis que déjà la lumière du jour s’estompait.
Dès que l’autobus fut stationné, on vit une quinzaine de planteurs se précipiter en claudiquant vers le dry shack. Dans ce compartiment de remorque où régnait la noirceur, ils s’y étaient entassés et discutaient vivement de leur journée de travail autour du minuscule foyer de tôle rougeoyant. N*, surnommé Patof, était le champion de ces débriefings. Pas un geste, pas un seul détail du terrain et de l’état de l’équipement ne lui échappaient. Ce soir-là, il expliqua comment il avait perdu la moitié de sa journée à ajuster ses sacs, qui semblaient animés d’un esprit moqueur, peut-être celui d’un Memeguish, ces petits lutins qui se précipitent sur les chemins de terre et causent des accidents funestes. Son anecdote, qu’il débitait en gesticulant et en l’épiçant d’une foule de mimiques clownesques, faisait bien ressortir l’absurdité du travail, et ne manqua pas de provoquer l’hilarité générale.
Le souper fut bref, la superviseure ne se montra pas. Cariboo n’allait pas être une partie de plaisir. (À suivre)