Article initialement paru sur le blogue de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques.
Le gouvernement du Québec a annoncé hier qu’il se faisait partenaire de Pétrolia, Corridor Ressources et Junex pour explorer le potentiel pétrolier de l’île d’Anticosti. Selon le raisonnement mis de l’avant, comme nous aurions besoin de pétrole pour encore longtemps, nous ferions aussi bien d’en exploiter directement chez nous, car en adoptant les meilleures pratiques, nous limiterions les impacts environnementaux liés à l’extraction pétrolière d’outre-mer.
Or, cette ligne argumentative repose sur des fondements factuels erronés. En réalité, exploiter le pétrole de l’île d’Anticosti serait bien plus dommageable que de poursuivre l’importation selon les paramètres actuels, pour le temps qu’il reste avant la nécessaire transition écologique de l’économie québécoise. En fait, exploiter le pétrole de l’île d’Anticosti aurait plutôt pour effet d’exacerber de façon significative le problème des émissions de gaz à effet de serre (GES) et ferait du Québec un participant actif dans la crise climatique imminente.
Consommer du pétrole «encore longtemps» serait catastrophique
D’abord, l’affirmation selon laquelle «nous aurons besoin de pétrole pour encore longtemps» révèle soit une insouciance, soit une incompréhension de la rapidité de la transition à opérer pour éviter des changements climatiques catastrophiques. Compte tenu du budget carbone du Québec, c’est-à-dire la quantité de GES que nous pouvons émettre dans l’atmosphère afin d’éviter de contribuer au dépassement de la limite sécuritaire de 2°C, nos émissions par habitant.e doivent passer de 8,5 tonnes de CO2 à 1,4 t en 2050. Il s’agit d’une réduction de 84% de nos émissions de GES, en moins de 40 ans. Tout un défi.
Or, même la modeste cible fixée par Québec à l’horizon 2020 est en voie d’être ratée lamentablement. L’exploitation pétrolière sur l’île d’Anticosti, qui se déroulerait vraisemblablement entre 2020 et 2040, ne peut que nous enliser davantage, à un moment où nous devrons déjà être complètement ailleurs.
Le cul-de-sac du pétrole non conventionnel
Ensuite, il est faux de dire que le pétrole qui pourrait se trouver sous l’île d’Anticosti serait «plus propre» que le pétrole présentement importé d’outre-mer. Faut-il rappeler que si pétrole il y a, celui-ci serait de nature non conventionnelle, c’est-à-dire de schiste (ou de shale). L’extraire nécessiterait l’emploi de la technique de la fracturation hydraulique, une technique par laquelle un mélange d’eau et de détergents est injecté à haute pression à environ 2 500 m dans le sous-sol afin de fissurer la roche-mère et ainsi en faire suinter le pétrole.
Selon un rapport de la firme URS réalisé pour le Bureau de gestion du territoire du Montana, l’intensité carbone du pétrole de schiste est de 84 kg d’équivalent dioxyde de carbone (éqCO2). En d’autres mots, pour chaque baril de pétrole de schiste extrait, des émissions de gaz à effet de serre de 84 kg éqCO2 sont à prévoir. Cela inclut les émissions provenant des camions de transport, des systèmes de chauffage des sites de forage et des moteurs des têtes de puits. Advenant qu’Anticosti recèle un milliard de barils récupérables, on ajouterait pas moins de 84 Mt d’éqCO2 dans l’atmosphère.
En contrepartie, le pétrole que nous importons principalement d’Algérie est un pétrole de type conventionnel, qui ne nécessite pas le recours à la fracturation hydraulique. Par conséquent, son intensité carbone est beaucoup plus faible, soit autour de 33 kg éqCO2, d’après une étude de la firme IHS CERA. En tenant compte des émissions issues du transport par bateau-citerne jusqu’au Québec, on ajoute environ 5 kg éqCO2, pour un total de 38 kg éqCO2 par baril produit. On est loin du 84 kg.
Il n’y a donc aucun motif environnemental pour lequel nous devrions privilégier le pétrole de l’île d’Anticosti face au pétrole d’Algérie, ou encore celui des autres principales sources d’importations comme le Royaume-Uni. Au contraire, comme le reconnaissent les analystes, se lancer dans les hydrocarbures non conventionnels signifie «game over» pour le climat.
Une question d’équité fondamentale
Résoudre le problème des changements climatiques nécessite d’envisager les décisions politiques selon une conscience humaniste globale, enracinée dans des principes d’équité internationale et intergénérationnelle. À l’heure actuelle, chaque Québécois et chaque Québécoise émet en moyenne 8,5 tonnes de CO2 par année, ce qui représente près de deux fois la moyenne mondiale. En contrepartie, les émissions par habitant en Algérie sont d’à peine 3,3 t par année.
Face à un espace atmosphérique limité, si l’on considère que les pays en développement ont le droit d’atteindre un niveau de vie digne au 21e siècle sans contrainte excessive sur leur économie, les régions développées comme le Québec n’ont-elles pas le devoir de «faire de la place» aux pays en développement?
Finalement, en détériorant encore davantage le bilan carbone du Québec, l’exploitation pétrolière à l’île d’Anticosti pose un grave problème d’équité intergénérationnelle. En effet, les hypothétiques bénéfices tirés de l’exploitation se feraient au prix d’une nouvelle planète à l’équilibre chimique rompu, instable et imprévisible, voire carrément incompatible avec une communauté globale organisée. Alors que l’environnement terrestre a offert depuis des millénaires aux sociétés humaines un milieu relativement propice à la vie, l’avenir pourrait être porteur de conditions d’existence autrement plus hostiles pour la jeune génération et toutes celles qui suivront dans l’Histoire.
Mais il est encore temps d’agir. Par des gestes audacieux en faveur d’une transition ordonnée, fortement génératrice d’emplois soit dit en passant, il est possible de redresser la situation. Le mouvement à opérer est toutefois colossal, de l’ampleur d’un effort de guerre. Nous devrons revoir nos modes de production et de consommation, mais aussi, plus fondamentalement, notre relation au travail, et repenser la réussite personnelle au-delà du matérialisme. Serons-nous à la hauteur?
Renaud Gignac est chercheur associé à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques.