Les restrictions budgétaires du gouvernement avaient ruiné plus d’un habitant. Presque tous étaient touchés, surtout les gens ordinaires. Pourtant, Normand, un prospère trafiquant de bric-à-brac, faisait des affaires en or en passant en cachette des marchandises de toutes sortes.
Jusqu’au jour où il se fit prendre par le gouvernement. Il fut jugé et condamné. Sa sentence le força à alimenter les citoyens les plus modestes de son milieu. Voici l’histoire d’une personne qui paya, entre autres, pour un repas mémorable en l’honneur des nouveaux arrivants de sa région. Elle fut surnommée l’amphitryon. Tout dans ce qui va suivre pourrait être vrai, il faut donc le croire.
De nombreux commerçants faisaient faillite. Le niveau de vie de la population se dégradait. Normand, lui, s’enrichissait, frauduleusement, démesurément. Il avait vite amassé suffisamment d’argent pour s’acheter une petite maison en Guadeloupe et y couler paisiblement d’heureux jours, mais il était cupide. Il ne s’offrait jamais de vacances. Il besognait quinze heures par jour, sept jours par semaine, douze mois par année.
Fruits et légumes, venaisons variées, alcool, tabac, rien n’échappait à la gamme des produits clandestins que magouillait Normand. En fait, pour ce revendeur sans scrupule, tout était virtuellement objet de commerce. Le fraudeur passait par sa banque régulièrement pour y déposer le fruit de ses ventes. On lui prêtait à tort une double vie, celle d’un riche intermédiaire aux allures d’un misérable grippe-sou.
Normand débutait tôt le matin sa tournée auprès de ses fournisseurs. Habillé de guenilles, il se déplaçait dans une vieille camionnette bringuebalante. Lorsque la boîte de son camion était pleine, il se rendait dans la métropole. Il entreprenait la visite de ses clients, recrutés au fil du temps, toujours les mêmes. Petit à petit sa clientèle grossit jusqu’au jour où des zélés, au nom d’une probité scandalisée, ou plus simplement par jalousie, dénoncèrent Normand et le contraignirent à subir un procès devant des instances gouvernementales désignées. Grâce à eux, le ministère du Revenu put déjouer son escroquerie et son cas créa un tollé dans le pays.
Il y eut une investigation pointue. Les journaux s’emparèrent de l’affaire. Normand fut jugé publiquement sur les médias sociaux. Surprise! Sa cause fut accueillie avec sympathie.
L’opinion publique l’innocenta. On le gracia. Il en fut tout autrement pour son juge. Le magistrat ordonna la saisie de tous ses actifs et leur redistribution aux organismes caritatifs de la région. Il obligea aussi le condamné à payer un immense repas communautaire dédié aux nouveaux arrivants. De là son titre d’amphitryon.
Le repas eut lieu lors d’une fête populaire. Des tables et des chaises avaient été disposées sous une grande tente. Une musique joyeuse égayait le lieu. Les organisateurs du repas avaient retenu les services de traiteurs pour préparer des plats exotiques. Les convives étaient nombreux. Ils originaient de différents pays, parlaient différentes langues et pratiquaient différentes religions. Ils avaient été recrutés dans des maisons d’alphabétisation. Vers la fin du repas, on baragouina dans le microphone criard du site qu’il fallait tout manger puisque c’était le beau Normand qui payait! Le message fut à peine compris. De timides applaudissements se firent entendre ici et là. Sans mentir, ce fraudeur, ce bandit de grands chemins, ce brigand fut traité mieux qu’un dieu. On peut dire qu’il s’en est sorti plutôt chanceux: une supercherie monumentale en échange de la simple saisie du produit de son commerce et d’une amende conséquente. Pas de prison! La magnanimité de ce jugement reflétait des vues sociales bien modernes comme le pluralisme culturel, l’abaissement du taux d’incarcération et combien d’autres choses encore.
Le juge avait été correct, son jugement sociétal. Il avait misé sur la réhabilitation sociale. Mais Normand se retrouvait à la rue, les poches vides, lessivé, misérable. Il lui fallait travailler, pas le choix. L’exclu regrettait quasiment le bon vieux temps de sa lucrative contrebande.
L’appât du gain l’obnubilait toujours. L’argent facile, vite fait, lui manquait atrocement. Il dédaignait royalement la misère. L’idée d’être pauvre longtemps lui faisait horreur. Ce qui devait arriver arriva. En l’absence d’un apport financier satisfaisant, Normand récidiva net-fret sec. Dommage.
— Faut ben vivre, arguait effrontément le sinistre trafiquant, comme pour s’excuser en lui-même.