Le temps des Fêtes approche à grands pas et le mois de décembre est pour plusieurs l’occasion d’exprimer leur compassion envers les plus démunis de la société. Comme chaque année, Alexis s’organise pour demander son panier de Noël : cinq ou six belles boîtes de provisions alimentaires. Pour obtenir ce cadeau fort apprécié, la procédure est simple comme tout. Il s’agit d’envoyer une lettre d’introduction à l’adresse des parrains de l’événement, dans laquelle on se présente soi-même. Il faut établir ses revenus mensuels et démontrer son réel besoin d’être aidé. Alexis est à l’aise pour commander sa juste part. D’abord, il fait partie des plus pauvres de la communauté et d’un autre côté les circonstances de la vie ont fait de lui un être à la santé précaire. Il rédige donc sa lettre ainsi :
« À qui de droit… J’ai cinquante-deux ans et je désire renouveler ma demande pour un panier de Noël. Dès l’âge de vingt et un ans, j’ai été admis dans un hôpital psychiatrique pour des troubles psychologiques sévères. J’ai frayé dans le milieu hospitalier jusqu’au mitan de ma trentaine. Pour ma réadaptation, j’ai fréquenté les ressources communautaires locales en santé mentale et aujourd’hui je me maintiens en milieu naturel. Je ne désespère pas d’une rémission définitive. Je suis célibataire et je vis seul. Mes expériences d’invalidité me convainquent que même handicapé psychiquement, il est possible de s’épanouir et de vivre presque normalement ».
En ces temps difficiles de la mondialisation, la sollicitation est forte. Les mécènes n’ont pas la possibilité de satisfaire tous les requérants. Ils ne peuvent pas non plus communiquer avec tous les demandeurs pour les prévenir de l’acceptation ou du refus de leur requête. Les exclus des conventions sociales ne peuvent qu’espérer être jugés prioritaires sur le lot des demandes. Ils doivent aussi être présents chez eux le jour de la distribution des paniers pour recevoir leur commande. La réception des victuailles est finalement une surprise pour tous les solliciteurs. Tout se sait à la dernière minute, le jour même de la livraison, deux semaines avant Noël.
Par bonheur, Alexis est encore cette année parmi les heureux élus. Un camion de livraison se pointe devant la porte de son immeuble. Le bénéficiaire l’aperçoit de la fenêtre de son logement. Il l’attendait depuis tôt le matin. La remise des provisions a commencé au début de la matinée et il est déjà onze heures. L’équipe des bienfaiteurs sonne à sa porte. Alexis les accueille. Cinq hommes et une femme portent chacun une boîte. Les livreurs les déposent dans la cuisine puis repartent pour continuer leur tournée. La femme veut lui faire signer un reçu. C’est pour les statistiques.
Alexis est impressionné par cette mère Noël. Elle est remarquablement charmante. À première vue, elle est à peine de quelques années sa cadette. Elle a les cheveux teints en blond et sa taille est moyenne. Elle est vêtue de vêtements relâchés. Ils trahissent sa modeste condition. Alexis se reconnaît en elle. Il est évident qu’ils partagent la même pauvreté. Malgré une poussée d’énervement, il ose lui adresser un sourire presque chaleureux. La femme est saisie elle aussi d’une agréable émotion. Son heureux bénéficiaire est lui-même séduisant. Elle rougit. Elle a la gorge sèche. Malgré le fait qu’elle est personnellement touchée dans son for intérieur, elle arrive à faire signer le reçu à son créditeur sans que rien ne paraisse trop. Mais enfin, que fallait-il qu’elle fasse? Elle a le coup de foudre pour ce charmant petit vieux. C’est fou! Elle est conquise. Elle sourit. Ses yeux brillent de joie. Cette femme est encore une fois victime de ses pulsions. Alexis ressent les bonnes vibrations de sa bienfaitrice. Il avait préparé un petit mot de remerciement pour ses lutins. Sur cette note, il ajoute son nom et son numéro de téléphone. Il remet son message à la femme.
– Je vous remercie pour le mal que vous vous donnez pour moi, déclare Alexis. Si le cœur vous en dit, n’hésitez pas à communiquer avec moi, risque-t-il avec un naturel singulier.
La femme sourit encore. Ses paupières clignotent. Elle ramène son index droit devant sa bouche, comme si elle demandait le silence. Puis elle répond :
– Je m’appelle Sara. Je n’y manquerai pas.
Elle quitte le logement. Alexis jubile. Il se réjouit de cette extraordinaire et fortuite rencontre. Les boîtes de carton ne sont plus qu’accessoires.
Les jours s’écoulent. C’est l’après Noël. Alexis reçoit enfin le coup de téléphone dont il rêvait tant. C’est sa belle Sara!
– Alexis?, lui dit-elle.
– Oui, c’est moi, répond-t-il.
– Vous vous portez toujours bien, continue Sara?
– Oui, tout à fait, assure Alexis. Je souhaitais justement recevoir de vos nouvelles.
– Vous savez, mon ami, nous avons reçu de nombreux remerciements lors de notre tournée, mais aucun d’entre eux n’a été aussi personnel que les vôtres, lui confie Sara.
– En vous voyant, je n’ai pu résister à l’idée de vous donner mes coordonnées, répond Alexis. Je suis très heureux que vous communiquiez avec moi aujourd’hui.
Et Sara de répliquer :
– Je ne suis pas organisée pour commencer la nouvelle année. Je veux savoir si vous êtes disponible pour m’accompagner à la fête de quartier qui aura lieu au centre communautaire de mon arrondissement le soir du Jour de l’An.
Alexis n’en croit pas ses oreilles. Cette invitation est inespérée. Il s’empresse de répondre :
– Mais bien sûr que oui!
Ils s’entendent pour se donner rendez-vous chez Sara, le soir du premier janvier.
– Je passerai vous prendre, dit Alexis.
L’heureux moment venu, le soupirant se présente chez sa douce. Il est fier de cet arrangement. Et pour exprimer sa joie, il lui offre une rose rouge en papier de soie. Sara la reçoit avec un sentiment qu’elle n’ose pas vraiment montrer.
– Voilà qui me réjouit, laisse-t-elle simplement entendre.
Effectivement, ce présent répond à ses attentes les plus secrètes. C’est avec un réel plaisir qu’elle fait connaissance avec son invité autour d’un thé à la menthe.
Sara avoue à son convive qu’elle reçoit elle aussi un panier de Noël. Elle a demandé aux organisateurs de lui permettre d’être à la fois bénévole et bénéficiaire. Voilà pourquoi la transfuge se sent tellement à l’aise avec son invité. Une complicité naturelle quoi. Pour leur plus grand bonheur, la communication entre eux est fluide. Ils se connaissent à peine et déjà ils s’amusent bien. Sitôt leur tisane terminée, ils partent pour le centre communautaire.
La fête se passe pour leur plus grand plaisir. Un souper traditionnel et une soirée dansante donnent le ton à leur deuxième rencontre. Et bien qu’ils soient un peu vieux pour s’exciter comme en leurs folles années, ils s’amusent fermement. La soirée tire à sa fin. Alexis propose à Sara d’aller la reconduire chez elle et d’y prendre ensemble un dernier café avant qu’il ne rentre chez lui. La femme accepte de bon cœur.
Alors qu’ils sont attablés autour de leur breuvage, Alexis profite de l’occasion pour exprimer à sa nouvelle amie qu’il aimerait bien la connaître davantage. Un vent de chaleur, un vertige, souffle sur Sara. Elle baisse les yeux. Elle est d’abord hésitante, pour la forme. Puis elle lui répond tout en souriant :
– Je veux bien…
Sara est toujours sous le charme de son homme. Ils se donnent rendez-vous pour la fin de semaine suivante, chez Alexis.
Tel que convenu, le séducteur reçoit à souper celle qu’il croit être sa future maîtresse. Il nage dans le bonheur total à lui préparer un plat de sa spécialité, un pâté chinois. Et puisque les atomes sont nettement crochus, ils conviennent de se revoir régulièrement.
Un soir où Alexis est reçu chez Sara et qu’ils font ensemble la vaisselle du souper, ce dernier s’approche derrière son hôtesse et lui fait un câlin sous l’oreille. Le cajoleur retenait cette marque d’affection depuis longtemps. Comment nier qu’il désire aussi ce genre de contact. Après tout, l’amour physique, c’est essentiel, non ? Toute timide, un peu vaporeuse, la jeune femme accueille cette marque d’affection avec un certain bonheur. La chair est faible. Les amoureux s’enlacent et s’échangent caresses et douceurs. Comme des adolescents, ils s’abandonnent avec ardeur à cette tendresse des premiers instants. La soirée se serait bien passée, mais soudain, telle une vierge offensée, Sara prend un recul inattendu.
– J’ai quelque chose d’important à te confier, mon cher Alexis. Nous devons savoir nous modérer. Après tout, nous ne sommes pas mariés. En dehors du mariage, il faut être raisonnable, murmure Sara.
Cette confession tombe comme du plomb dans l’oreille d’Alexis. Il y avait là de quoi le refroidir. Cette réserve de dernière minute le contrarie réellement.
– Tu aurais pu me prévenir plus tôt de ce « problème » , laisse tomber le vieux chnoque, manifestement frustré.
– Eh quoi, ne t’ai-je pas rendu heureux, demande Sara?
Il faut dire que pour ce qui est de leur expérience du quotidien, ils avaient tous deux appris à se connaître et ils s’étaient quand même offert un peu de bon temps. Alexis faisait même des plans pour eux. Il projetait venir vivre avec sa nouvelle compagne. Mais, depuis le temps, Sara avait appris à se méfier des hommes et des tentations de l’amour fou.
– Je te demande seulement d’être patient, lui dit la femme. Mes croyances religieuses m’empêchent d’avoir des relations sexuelles en dehors du mariage et encore, pourvu qu’elles soient pures. Si nous le désirons vraiment, continue-t-elle, nous pourrons nous marier. Mais pour ce qui est de ce soir, soyons sages.
Alexis reçoit cet aveu avec embarras. À quoi servirait-il de se disputer avec cette femme? Après tout, elle est adulte et responsable. L’idée de poursuivre une relation platonique n’enchante pas vraiment le vieux garçon. Quant au mariage, il estime que Sara fixe la barre bien haute. Cette dernière persiste à voir en lui une occasion de vivre enfin une vie de couple. Elle avait décidé de jouer encore une fois le tout pour le tout. Elle était convaincue qu’ils formeraient une union socialement bien assortie. Bien qu’elle regrette un peu d’avoir refusé les avances de son vieux, elle ne désespère pas de vivre un jour de justes noces.
Don Juan ne se fait pas vraiment bon joueur. Il est vrai que c’est lui qui a lancé la relation. Il comprend que Sara mène sa vie à sa façon. Il reconnaît qu’elle a effectivement ensoleillé la sienne, même si elle s’est faite si chaste. Puisque la soirée est déjà fort avancée, le flirteur avise sa douçâtre moitié qu’il rentre chez lui. Avant de partir, il pose ses mains sur ses épaules et lui dit sans conviction :
– Je te téléphonerai…
Sara sent qu’elle a créé un froid entre eux. Malgré tout, elle prie le ciel pour que se réalise enfin son souhait le plus cher : une couche éthérée.
Les jours s’écoulent et Alexis ne téléphone pas. Sara accepte ce silence. Ce n’est pas la première fois qu’un homme la laisse tomber. Elle déduit que ce petit monsieur, un peu trop vite, n’est pas fait pour elle.
– Et après ? , pense-t-elle.
Les circonstances de la vie lui permettront sûrement de rencontrer quelqu’un d’autre. Elle chercherait un milieu différent pour connaître de nouvelles personnes. Vivre, n’est-ce pas l’art de rencontrer? Elle avait entendu parler de ces communautés charismatiques où des laïcs se fréquentent entre eux. Ils prient ensemble et ils élargissent ainsi leur vie sociale. Elle voit dans cette alternative une piste de solution. Mais Sara peut surtout compter sur son confesseur pour l’orienter. Depuis toujours, elle l’avait désigné pour ses confidences. Au besoin, elle le prend à témoin de ses états d’âme. Elle décide de le visiter.
Dans l’étrange relation homme-femme qu’elle entretient avec son directeur de conscience, elle retrouve en lui tout ce qu’il lui faut pour sublimer ses instincts les plus naturels et sauver sa morale austère. Elle avait réglé sa vie sur certains principes de base. Elle refusait d’y déroger. On voit bien que pour d’aucuns la félicité éternelle a son prix : la chasteté du corps humain et la pureté des règles de la raison. Elle se confesse de nouveau. Elle regrette s’être abandonnée encore une fois à des attouchements amoureux. Son repentir l’amène à donner moult détails sur sa faute. Ses regrets exhibitionnistes trouvent une oreille attentive chez le prêtre voyeur. À chacun de ses mea culpa, la pudique Marie-Madeleine sent ses dessous se mouiller de cyprine. Qu’ils sont subtils, les jeux de l’esprit.