Salut c’est moi, Armando. Dans ma dernière lettre, tu te rappelles, je t’ai parlé de la nuit des sans-abris. Paraîtrait que mes propos ont dérangé certaines personnes susceptibles. Bon d’accord, la comparer à un beau travail scolaire, c’était peut-être un peu fort je l’avoue, mais je voulais seulement dire qu’il ne fallait pas en faire du théâtre avec de grandes déclarations sur la solidarité humaine.
Vois-tu, comme j’ai déjà dit, la rue ça ne s’enseigne pas, ça se vit. C’est un peu comme la bicyclette, il faut monter dessus, ça s’apprend pas à l’école. La nuit des sans-abris, c’est agréable, c’est amusant, c’est instructif et c’est apprécié, mais ça reste une fête qui se termine quand le permis de la ville expire.
J’aurais une proposition, une nuit des sans-abris sans musique, pas de danse, pas de bouffe et pas de beaux discours. Tout à l’heure je disais que la rue ne peut pas s’enseigner, qu’elle doit se vivre, mais on pourrait s’en approcher. Il suffirait de monter une application sous Android. Bref, en faire un jeu. L’application serait une simulation de la vie d’un sans-abri. Tout le monde pourrait l’expérimenter en jouant. C’est cool les jeux vidéos, mais c’est surtout un excellent moyen pour enseigner. C’est d’ailleurs comme ça, maintenant, en médecine pour la chirurgie ou dans l’aéronautique et la marine pour le pilotage d’avions ou de bateaux. Il y a beaucoup d’applications comme ça dans plusieurs domaines. Cette proposition de monter un jeu sous Android pour faire comprendre la vie dans la rue, c’est très réaliste et ce le serait encore plus si un gars de la rue conseillait les programmeurs. Bon, là je rêve en couleurs, mais disons que j’aimerais beaucoup. Ça ferait progresser la cause, comme on dit.
La rue c’est une expérience qu’on découvre seulement les pieds dedans. Le plus important à savoir, c’est que ça peut t’arriver à toi aussi de te ramasser à la rue. Moi, à la rue ? Oui toi, ça prend juste les bons déclencheurs de misère. Des exemples ? Tu perds ton travail, tes dettes sont trop élevées, tu vis un divorce difficile, ton logement est trop cher, t’as des problèmes de drogue, de jeu ou d’alcool ou t’as simplement peur pour ta sécurité. Il y a plein de raisons. Fais ton choix. Si t’as déjà été immigrant ou réfugié, que t’as connu des pays temporaires, des guerres civiles, des catastrophes ou des coyotes, alors tu me comprends. J’ai vécu la réalité des passages de frontière la nuit avec des coyotes, je peux te dire qu’un réfugié et un itinérant vivent des situations très similaires. Oui la rue ça peut arriver à n’importe qui, même à toi.
Dans la rue, c’est très difficile de garder l’espoir de s’en sortir, surtout après quelques mois. C’est ça qui manque à ton festival des sans-abris. Il faut trouver le moyen d’aider suffisamment un itinérant pour lui conserver cet espoir de s’en sortir et c’était exactement le message de ma première lettre. Ne change pas de trottoir, fais pas semblant de regarder ailleurs, donne quelque chose avec un bonjour et un sourire. Ces simples gestes valent beaucoup plus que la monnaie que tu peux donner.
J’aurais une expérience intéressante et instructive pour toi. Tu vas probablement protester, mais voilà. La prochaine fois que tu verras un itinérant, au lieu de lui donner un trente sous, donne-lui un billet de 10 dollars. Et là, observe le résultat sur son visage. Ça, c’est l’espoir en action. Essaie et tu verras par toi-même. Si tu penses qu’il va aller le boire ou se droguer avec, on appelle ça un préjugé. T’as le droit d’en avoir.
Sur une scène d’accident, tu n’as pas le temps de réfléchir aux détails, au pourquoi ça t’arrive. Tes besoins primaires vont prendre le dessus. On appelle ça l’état de choc. Vivre dans la rue, c’est pareil. Quand on y est, on n’a pas le temps d’en tirer des leçons, de faire un bilan de vie ou de philosopher, on doit manger, dormir, se laver, se protéger et tout le reste. Une fois qu’on en est sorti, là par contre, on peut revenir sur l’expérience et l’intégrer.
Il y a beaucoup de beaux projets pour combattre l’itinérance au pays, mais ces beaux projets sont souvent dirigés par des gens qui n’ont jamais connu la rue. C’est un peu comme si on écoutait un ministre de l’éducation qui n’avait jamais fait de suppléance dans une école d’un quartier chaud, ou l’avis d’un ministre de la sécurité sociale qui n’avait jamais vraiment manqué d’argent, parce qu’élevé comme un gosse de riche. Ce serait une erreur de jugement.
Il y a quelques années j’ai changé de ville. D’habitude, je me trouve deux gars de la rue pour m’aider à déménager. Je suis donc allé au refuge dans ma ville et j’ai demandé à un responsable s’il pouvait me recommander deux gars en qui il avait confiance pour m’aider avec mon déménagement ; je les paierais bien sûr. Le responsable du refuge, jusque là souriant et accueillant, est devenu tout à coup très sérieux. Il m’a répondu que cela ne serait pas possible, car, étant donné que j’allais les payer, ce serait encourager le travail au noir. Un travail non déclaré, ce serait illégal. Il était sincèrement désolé, mais il ne pouvait absolument pas faire ça. Il se ferait réprimander.
Ouais… Franchement, je ne savais plus quoi dire. Je me suis donc débrouillé sans lui, avec deux gars bien sûr. Bon, oublions les incompétents diplômés, je sens que je deviens amer et pessimiste, revenons sur le sujet. La rue, ça nous apprend quoi ?
L’entraide, le partage, la solidarité et d’autres trucs du genre. Les itinérants c’est une sorte de caste. Entre nous, c’est facile de se reconnaître, on sait d’instinct à qui faire confiance et, surtout, de qui il faut se méfier. Simple question de survie.
Alors si je reviens sur ma proposition, monter un jeu informatique serait une façon de faire vraiment connaître la réalité de la rue au monde » normal » . Le jeu aiderait à faire comprendre des choses, ça aiderait à grandir, à devenir plus humain, car le jeu inclurait aussi l’entraide, le partage et la solidarité.
En terminant, j’aurais une proposition très concrète pour les gens importants, ceux du conseil municipal, mais aussi ceux qui ont vraiment des moyens financiers à leur disposition. Installez des toilettes, des douches publiques et des salles de lavage à la limite du centre-ville et des rues commerçantes, idéalement près d’un parc. Détail important, des douches payantes, mais à très bon marché. Avec le temps l’initiative affectera positivement la valeur de l’immobilier au centre-ville. Tout le monde y gagnerait et, détail important pour ceux qui n’écoutent que l’argent, la construction et les frais d’opération seraient déductible d’impôts.
Bonne journée et à une prochaine fois peut-être.
Armando
PS T’aurais pas du change, pour l’autobus ?