Vous me prenez délicatement entre vos doigts, extirpez la vie que je vous enlève avec délectation. Mes effluves se logent dans vos vêtements, ma substance s’agglutine sur vos organes internes, change la couleur de vos doigts et vous gratifie d’une haleine mémorable. L’on me qualifie par mes adaptes de «remède inégalé contre le stress», de «divin plaisir coupable» ou de «calmant social efficace». L’on me surnomme, par mes opposants, de «mort lente par asphyxie interne», de «combustion sournoise mortelle» ou de «poison concentré pour rats».
Je me délecte de vos faiblesses: j’existe parce que vous m’avez conçue. Vous pestiférez contre moi, mais vous avez également besoin de moi: triste paradoxe. Vous m’attribuez des maladies dégénératives, fréquemment mortelles. Pourtant, mon degré de dangerosité reconnu ne vous détourne pas de moi. Vous me portez à vos lèvres comme un condamné forcé à ingurgiter poison dans sa coupe. Certes, je suis nocive, vous le savez, mais vous ne pouvez me renier puisque je suis une composante essentielle à votre bien-être physique et mental.
Depuis que mon cas a été médiatisé, depuis que mes zélateurs ont fait parade pour sauvegarder mon fier blason, je n’ai jamais été aussi populaire. Mon nom est farouchement scandé par mes prosélytes et mon droit d’exister est psalmodié par mes heureux disciples. L’on a tenté de m’anéantir, mais j’ai perduré, en despote hyène ricaneuse. L’on a tenté de saper mon honneur, mais j’ai conservé mes charmes inaliénables pour mes élus. Vous ne pouvez me résister: comme un aimant, je vous retiens en transe, amenuisant vos résistances.
Vous tentez parfois de vous départir de moi, chose ignoble et futile que je serais, mais comme un enfant égaré, vous me chérissez à nouveau. Je suis là, dans l’attente de votre retour, guettant avec délice le moment propice pour me manifester de nouveau, afin d’exercer un effet de séduction mielleux. Je représente pour certains la «tentation maléfique» ou la «débauche du poumon». Pour d’autres, bien que ma durée de vie soit éphémère, j’incarne un baume puissant tarissant les larmes et apaisant les angoisses.
Je suis la cigarette. La bien-aimée. La maudite. J’attends, tapie dans l’ombre de vos tourments. Je serai là, précieusement blottie dans la poche de votre manteau. Dans quelques années, peut-être, rirais-je à gorge déployée en vous entendant tousser à vous en cracher les poumons, le souffle râlant, la gorge en feu.
Entre vos doigts je n’y serai plus: vous n’aurez probablement plus la force de me tenir délicatement. Vous serez nécrosé. Vous n’y serez plus. Et moi, funeste cigarette j’y serai encore… et composerai une prochaine ode à ma quintessence.
Selon un document nommé «faits saillants – août 2015» de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac, cette substance serait indéniablement la première cause des mortalités évitables au Québec [1] (et dans le monde), causant près de 10400 décès annuellement [2]. De plus, le tabac tuerait la moitié de ses consommateurs: certaines sources estiment même que cette proportion atteindrait près du deux tiers. L’âge moyen d’initiation au tabagisme chez les jeunes du secondaire serait de 13 ans [3]. Chaque année plus de 12000 élèves du secondaire, garçons et filles [4], s’initient au tabagisme (cigarettes seulement), soit une moyenne de 235 nouveaux fumeurs par semaine privilégiant les produits vendus légalement et non de la contrebande.
[1]OMS. www.who.int/tobacco/mpower/package/fr/index.html
[2]MSSS, Le tabac, un mélange de produits chimiques. www.msss.gouv.qc.ca/sujets/santepub/tabac/index.php
[3] ISQ, 2014, Enquête québécoise sur le tabac, l’alcool, la drogue et le jeu chez les élèves du secondaire, 2013, page 74.
[4] ISQ, 2014, Enquête québécoise sur le tabac, l’alcool, la drogue et le jeu chez les élèves du secondaire, 2013, page 46.