Retrouvez le film de cet automne à La Maison du Cinéma dès ce mercredi 9 novembre.
Une critique sans (trop) divulgâcher.
À cette sensibilité.
De cette sensibilité sans ajouts de couleur qui se dépose sur une humanité avec saveur. « La sensibilité n’a pas d’appartenance ni se divise, car elle se rassemble et ressemble à ce que l’on se doit de défendre en tant qu’être.
Une sensibilité qui se doit de déstabiliser des ans inopportuns dans notre monde commun.
Sublime est la sensibilité d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Son cinéma le respire une nouvelle fois, un cinéma écoutant qui hisse une fois de plus les drames de nos vies, de nos histoires à un espoir sans équivoque. Nos regards s’y déposent.
Ils se déposent dans ce film sur une époque marquée par la haine et la violence qui se dressent à l’encontre de notre humanité, de ces chiens « blancs » manipulés à s’attaquer aux Noirs, à déchirer en lambeaux ma couleur de peau.
Portés à merveille par Denis Ménochet (La Rafle, Inglourious Bastards, Jusqu’à la garde, Dans la maison, etc.) et Kacey Rohl (Once upon a time, Le Chaperon Rouge, etc.) le film nous amène, non pas dans une adaptation pure du livre éponyme de Romain Gary, mais dans un récit (co-scénarisé par Anaïs Barbeau-Lavalette et Valérie Beaugrand-Champagne) qui dépose nos deux personnages dans les États-Unis marqués par les problèmes raciaux.
L’actrice Jean Seberg (première actrice à se prononcer pour les Droits civiques des Noirs) et l’écrivain Romain Gary vivent à Los Angeles les tumultes raciaux à la fin des années 1960, après l’assassinat de Martin Luther King. Ils accueillent un chien abandonné qui se révèle être un « chien blanc » dressé pour attaquer des Noirs. Romain Gary, sensible à ce chien raciste, va mener un combat pour le sauver, sans doute au détriment de sa relation avec Jean Seberg.
Répondre à la violence par la poésie.
« Créer est un risque », ne pas le faire est un risque plus dommageable, car il n’existe pas finalement. Le reproche est forcément facile, en se demandant s’il y a une légitimité en étant une personne blanche à faire un film sur une communauté différente (en 2022!). C’est également le sujet du film qui s’ancre dans l’année 1968 où la légitimité à défendre les Civil Rights des Afrodescendants du couple blanc est valable ou pas. Je répondrais que je ne veux pas être sourd ou aveugle à ce que mon monde vit, car ma mémoire s’installe dans les récits des êtres indivisibles et indissociables. Chez la réalisatrice, il y a toujours la nécessité de placer la poésie de l’enfance dans le monde adulte, celui qui va recevoir les maux et les mots de notre monde, soit dans une histoire qui se perpétue, soit dans celle que l’on va contrecarrer.
Et cela m’amènerait à dire qu’en tant que cinéphile, je ne peux pas être touché par d’autres récits, au contraire j’embrasse mon humanité. Parlons du film, c’est un peu cette poésie que pose la réalisatrice, qui pour mieux en parler, s’est entourée de Maryse Legagneur et de Will Prosper, cette poésie se mêle au langage cinématographique avec deux éléments, en premier lieu avec les très puissants regards caméra des Afrodescendants, qui instaurent l’idée que le spectateur doit s’impliquer. Deuxième lieu, il en va de ne pas montrer la violence qui s’opère sur les individus, dans ce cinéma protecteur où on comprend la suite. Les images d’archives instaurent par eux-mêmes un monde en noir et blanc dans lequel je ne voudrais pas vivre.
50 ans plus tard, qu’en est-il?
C’est un peu la question cachée que pose la réalisatrice dans ce film, en utilisant les archives du mouvement Black Lives Matter et de la mort de George Floyd qui sonnent comme une piqûre de rappel. Est-ce qu’on passe à autre chose sans forcément avoir réglé nos problèmes? Assurément.
Notre héritage d’un passé nauséabond dans ce monde, et pas qu’aux États-Unis, est toujours présent, dans un monde où l’on se pose la question en 2022 si le mot n**** est grave. Dans un monde où l’on se demande s’il y a un racisme systémique. Par deux fois, j’y répondrai par oui.
Le pouvoir du cinéma se cache ici, dans cette nécessité de jouer la mémoire de ce monde.
Au fil des corrections, j’enlèverais les lignes sur ma peau ébène qui m’enferme dans cette case des préjugés.
Rayonne Chien Blanc, car je ne veux pas attendre 50 ans de plus pour me demander si nos conditions et les perceptions ont changé.
Entrée Libre a toujours un immense plaisir de s’entretenir avec la scénariste et réalisatrice Anaïs Barbeau-Lavalette :
Souley Keïta : Premières images, première question. De ces haines, de ces héritages, tu commences avec ces deux victimes (Diego et son jouet animal) coincées dans un passé de haine, ces histoires qui contredisent le phrasé de James Baldwin. Est-ce que nous n’arrivons pas à porter nos histoires et à comprendre que nous devons tous nous impliquer pour ne pas finir seuls et vaincus ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : Je pense que oui. J’ai l’impression que la réponse est dans la façon dont on a essayé de fabriquer le film. Faire un film est fragilisant à la base, mais ici dans le désir de travailler avec des consultants, notamment Maryse et Will. Non pas dans l’idée de cocher une case, mais dans une idée de dialogue qui est confrontant et fragilisant à des moments de processus créatifs. Il y a également le fait d’avoir forcé, d’avoir défoncé des murs trop figés. Que ce soit dès la fabrication du film avec de nombreux techniciens et artistes afrodescendants. Lorsque tu évoques le fait d’implication dans notre histoire, il y avait une mise en abîme, dans ce ressenti de m’installer dans ma posture de personne blanche, un peu comme Jean Seberg dans le film (et la réalité), qui s’est, en tant qu’actrice blanche, impliquée pour le droit des Noirs. Il y avait une volonté de faire un film de la manière la plus intelligente et la plus sensible possible, c’est-à-dire d’assumer l’histoire.
Souley Keïta : J’aimerais revenir sur le déclic par rapport à cette histoire, sur la genèse de ce projet. Te sachant impliquée dans de nombreuses causes, est-ce que le risque c’était de passer à côté d’un sujet qui te tient à cœur ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : Il y a comme eu plusieurs phases. J’ai lu l’entièreté des œuvres de Romain Gary, dont Chien Blanc. Au départ, il n’y avait pas la volonté d’en faire un film. Au moment où je tournais Inch’Allah, une histoire où une médecin québécoise exerce durant le conflit israélo-palestinien et dont elle finit par prendre part de façon bienveillante, mais maladroite. Je me disais à l’époque que ce livre qui me touche est d’une intelligence, mais je n’envisageais pas de le voir comme un possible film. Parfois, il y a des livres qui font jaillir des élans qui t’habitent très longtemps et Chien Blanc fait partie de cela. Pendant plusieurs années, je remuais le film que cela pouvait donner et je me rendais compte qu’il y avait quelque chose de très moderne au cœur de cette œuvre. Tu le disais que j’étais sur plusieurs fronts, mais c’est comme l’ADN de mon cinéma, c’est cet outil que je maitrise pour parler le mieux au monde. Cela ne veut pas dire que je ne peux pas me tromper, mais j’avais envie de prendre l’histoire qui est pertinente pour l’actualiser. Je me disais que si on me donnait la permission et si j’avais les reins pour le réaliser, j’allais pouvoir le faire comme il faut.
Souley Keïta : La lutte dans la lutte. Je n’oublie pas les deux personnages de Jean Seberg et Romain Gary. À travers elleux, tu exposes l’idée qu’il n’y a pas de causes inutiles, car petite ou grande, elles œuvrent à un changement, pourtant Jean Seberg apparaît très sévère sur l’implication. De Romain Gary, dont la quête est tout à fait louable, celle de changer ce chien raciste, est-ce que tu peux nous en dire un peu plus ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : Il y a plusieurs choses à dire, mais cela me touche que tu trouves la quête de Romain légitime, parce que pour beaucoup de gens comme Jean peuvent paraitre choqués de cela. C’est un chien raciste donc la finalité est qu’il soit tué. Dans la lutte utopique de Romain contre ce chien historique, dressé à attaquer des personnes noires, il pense que si l’humain a transformé ce chien, on se doit d’être capable de faire l’inverse. Pour elle, elle est ailleurs dans son engagement, elle est plus pragmatique. Tu mentionnes le fait que je sois dure avec son personnage, mais je pense qu’elle s’est brûlée les ailes dans sa façon de lutter et c’est ce qu’on lui reproche dans le film avec les femmes afro-américaines qui lui font savoir qu’ils leur restent juste cette lutte et que Jean s’empare de cela. Certes, elle utilise le pouvoir qu’elle a en attirant les médias à un endroit où peut-être il n’y en aurait pas eu de médias, mais Romain est quand même juste lorsqu’il lui dit que tu n’es pas la victime pour te placer au centre. C’est un dialogue très intéressant, car finalement aucun des deux n’a forcément tort. Chacun se mêle à ce conflit de la façon la plus honnête qui correspond le plus à leur perception. Sans doute que les deux se trompent, mais ce n’est pas grave, car il vaut mieux faire quelque chose que ne rien faire. Il vaut mieux perdre que de se perdre.
Souley Keïta : Je voudrais revenir sur un fil conducteur, la transmission de nos maux à l’enfance. Jean-Jacques Rousseau disait que l’être humain naît bon, mais la société le corrompt. Était-ce important de parler de cet héritage ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : Absolument. Dans le livre de Romain Gary, son fils Diego est presque absent. Il y a comme quelques phrases sur lui, mais pour moi j’aime camper des personnages de l’enfance dans des films, même lorsqu’ils ne sont pas des personnages principaux. Ce sont des personnages qui dessinent la suite. Juste par leur présence, ils nous disent qu’il y aura une suite, que c’est eux qui vont la fabriquer et que cela dépend des actions des personnages. Je trouve important de rentre présent l’enfant, le futur comme Diego ou l’enfant de Keys, qui est le miroir de Diego. Durant la distribution, j’ai vraiment essayé de trouver deux enfants, qui pouvaient se ressembler dans leur présence. Dans un idéal, ces deux personnages se rencontreraient et se parleraient.
Le fait d’avoir rencontré Diego Gary, le fils de Romain et Jean, fut important, car il m’a beaucoup parlé de ce moment dont il a un souvenir intact sur ce chien recueilli et les conflits créés par cela dans leur maison. C’est pour cela que j’ai eu envie de lui donner une plus grande présence dans le film.
Souley Keïta : À travers la pauvreté de nos situations, tu sublimes une nouvelle fois l’être avec l’espoir de se dire qu’il n’est jamais trop tard, est-ce qu’il est permis de se laisser un peu plus d’espoir ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : Il est toujours permis, et heureusement. Le film naît aujourd’hui, donc il est assez difficile de savoir quelle trace il va laisser. C’est sûr que je veux le tirer vers l’espoir. D’ailleurs l’une des dernières paroles du film, avant celles de Gaël Faye, qui vont également dans ce sens, c’est celle de Romain Gary qui nous dit que le plus grand risque est d’aimer. Je rejoins cela. Je sais que les archives d’images contemporaines sont très dures, j’ai l’impression que si on les regarde avec cette phrase en tête et au cœur, cela ne peut pas laisser autre chose qu’un désir de croire que si on prend le risque d’aimer, cela peut réparer des affaires.
Souley Keïta : Est-ce que Chien Blanc, c’est avant tout, la culpabilité de ne pas essayer de lutter pour changer nos histoires qui se répètent, à l’image d’un des fils conducteurs qui est le regard caméra des Afro-États-Uniens ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : D’inciter à la prise de parole, d’inciter à la prise de risque, c’est pour cela que ces regards caméra des afrodescendants sont là, mise à part Romain à la toute fin. C’est d’abord leur histoire avec un grand H qui doit nous rester et qui doit être raconté. J’avais envie qu’on en sorte marqué par ces histoires qui restent encore à raconter, par toutes ces vies, qu’il reste à conter. Je ne pense pas qu’il y a l’idée de cette culpabilité comme moteur, mais plutôt l’amour et c’est vraiment un meilleur moteur. Cet amour qui conduit à l’action. La citation de Baldwin est importante, car nous sommes l’histoire, nous n’avons pas le droit de nous détacher et tu es activement invité à participer, à prendre la suite de notre Histoire.