On aurait pu croire qu’un poisson nageait dans la salle lors du conseil municipal du 1er avril dernier, mais non. Fi des blagues potaches usuelles à ce jour, c’est le gros éléphant du crucifix de la salle du conseil qui s’invitait précipitamment à l’ordre du jour déjà bien fourni de la séance. Pour un enjeu aussi symbolique et clivant, la ville aurait fait honneur à ses citoyens et citoyennes de les prévenir quelques jours à l’avance, et plusieurs membres du conseil ont souligné cette précipitation. Visiblement, la partie majoritaire du conseil en faveur du maintien à sa place du crucifix souhaitait régler cette question rapidement comme pour s’en débarrasser et retourner aux affaires courantes. Cet empressement à statuer dissimulait mal le malaise de nombreux conseillers et conseillères à s’exprimer sur cette question pourtant fondamentale dans un État laïque.
L’argument principal des membres du conseil en faveur du maintien du crucifix dans la salle du conseil est que sa présence est liée à l’histoire du Québec et de Sherbrooke. Il est impossible de nier l’histoire chrétienne du Québec, et les rôles forts et ambigus qu’a joués l’Église catholique dans la construction sociale et politique du Québec. Cependant, l’histoire chrétienne n’est pas exclusive au Québec et beaucoup de pays avec ce passé fort se sont affranchis des crucifix dans leurs lieux de pouvoirs. Un autre argument avancé pour le maintien du crucifix à sa place est qu’il est une œuvre d’art et qu’à ce titre il bénéficie d’une certaine protection pour ne pas tomber dans le révisionnisme qu’ont connu certaines dictatures.
Ces deux arguments de l’histoire et de l’art semblent découler en première analyse du «gros bon sens». En première analyse seulement. Parce que si les qualités artistiques du crucifix peuvent être indéniables, quoiqu’elles ne sautent pas à nos yeux profanes depuis les bancs du public de la salle du conseil, le crucifix n’est pas un objet quelconque ni une «œuvre» comme un tableau représentant un saint ou même une croix. Il s’agit d’un objet de culte, symbole de l’Église catholique romaine. En sa présence, un fidèle du culte est sensé s’agenouiller ou se signer. Installer un crucifix dans un lieu c’est rappeler la présence de Dieu et placer ce lieu sous ses hospices. Et ce, même si le crucifix était réalisé par Michel-Ange ou Salvador Dali. Tel le tableau de René Magritte «Ceci n’est pas une pipe» où une pipe est peinte sur la toile pour pointer du doigt la question de la représentation, le crucifix présent dans la salle du conseil est un objet religieux et ne représente pas une œuvre d’art, quelle que soit sa qualité artistique.
L’histoire du crucifix présent dans la salle du conseil municipal de Sherbrooke est en fait relativement récente. Il a été offert à la ville en 1994 par Mgr Jean-Marie Fortier, archevêque de Sherbrooke de 1968 à 1996. Cela fait peu dans l’histoire de la ville dont on estime la fondation en 1802, sans compter la présence autochtone antérieure. Une séparation de l’Église et de l’État s’est opérée au Canada dès 1840 lors de l’Acte d’Union des deux Canadas, et la liberté de culte y était reconnue dès 1763. Lorsque l’on invoque l’Histoire, il est souvent possible d’y trouver ce que l’on souhaite, ce qui en fait un argument un peu court pour justifier la présence d’un signe religieux clairement identifié dans le lieu de délibération et d’expression publique des affaires municipales.
Maintenant, imaginons que pour célébrer l’anniversaire du don du crucifix par Mgr Fortier, l’imam de la mosquée de Sherbrooke offre à la ville la première sourate du Coran calligraphiée, enluminée et encadrée. Est-ce que le conseil municipal aurait la même réaction quant aux qualités artistiques de la calligraphie? Ce geste historique porté par un représentant d’une communauté religieuse justifierait-il de l’accrocher dans la salle du conseil? On ne refuse pas un cadeau! Et le crucifix pourrait tenir compagnie à la sourate dans les salons d’expositions de l’Hôtel de Ville.