Ils nous apparaissent au détour d’un sentier comme s’ils attendaient là depuis toujours, dans la solitude d’un autre monde que le nôtre, dans le dénuement et la force des premiers âges. Depuis ce seuil secret qu’ils n’ont jamais quitté, ils nous regardent arriver bringuebalants et maladroits, dans notre agitation toujours plus envahissante, portant un bagage toujours plus tape-à-l’œil. Ils n’ont pas besoin de parler. Ils nous regarderont passer ou nous fuiront depuis leur royaume occupé tandis que nous nous extasions de leur présence par des cris, tandis que nous les chassons par des clics ou des balles ou des récits. Nous ne savons pas nous taire, nous sommes ici et partout et plus loin encore, nous n’en finissons pas de nous répandre dans la coulée furieuse de notre désir de tout exploiter, de tout explorer et exposer.
Cela peut nous apparaitre ailleurs, lorsque les voix se taisent, lorsque les corps ne bougent plus, lorsque les yeux se lèvent de l’écran ou du livre, lorsqu’alors s’élève la présence de ce qui nous entoure, le bourdonnement des néons, les borborygmes de viscères mécaniques dans un bâtiment quelconque, quelque part. Que nous arrive-t-il alors, quand nos regards se croisent, mutuellement surpris par cette pause dans le battement infernal de nos vies, suspendus dans le je-ne-sais-quoi ?
Cela se passera aussi, c’est attendu, loin des foules, à la campagne, dans la nature, lorsque nous entendrons le chant éthéré d’une grive solitaire, le grondement des vagues, le sifflement du vent, le grésillement des cigales. Cela peut même se produire lorsque nous sommes des milliers, lorsqu’une musique chuchote, comme si nous étions seuls, entre nous. Oui, le silence passe aussi là, affleurant à même nos « paysages sonores » (Jérôme Sueur), toujours enté dans les sons, à moins que ceux-ci ne deviennent bruit, et alors il se taira. Car si la physique peut le définir comme « absence de vibration dans un milieu », alors il n’existe pas sur Terre – ce serait un silence absolu, intersidéral, chose que l’oreille humaine ne peut supporter. Le silence est donc indissociable des sons, mais il peut y avoir du son sans silence. Qu’est-ce que cela révèle de nous et de notre rapport au monde, quand on sait que les lieux et les moments de silence se raréfient ?
Imaginons une panne d’électricité : c’est toute la machinerie du quotidien qui est mise à l’arrêt et alors… le silence se fait. La physique, encore elle, définit l’énergie comme la capacité d’un système physique de « produire du travail » (Le Robert), c’est-à-dire de déplacer un objet. Or notre mot « silence » provient du latin silentium, lui-même dérivé du verbe silere qui, à l’origine, désignait l’absence de bruit mais aussi… de mouvement. Être silencieux, c’est donc aussi être quiet, au repos.
Notre modernité, dit Hartmut Rosa, est fondée sur l’accélération technique (communications, transports, production), mais aussi sur l’accélération des rythmes de vie et du changement social. Nous allons toujours plus rapidement et bruyamment. Et s’il est vrai que le silence est lié à l’absence – relative – de bruit et de mouvement, alors notre civilisation mécanique, fondée sur l’exploitation des énergies fossiles ayant décuplé notre capacité à mettre le monde en mouvement, devait sans doute fatalement générer du bruit, comme son déchet. La pollution sonore serait d’ailleurs la deuxième en importance derrière la pollution chimique.
« Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaine de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? » (Nietzsche). Autrement dit, qu’est-ce qui guide désormais nos vies ? Nous avons renoncé à la promesse religieuse d’une vie éternelle après la mort. À la place, nous investissons la vie avant la mort et nous cherchons, pour réussir notre vie, à vivre le maximum d’expériences, à accumuler le plus de choses, de relations, de savoirs possibles. Nous voulons « tout, tout de suite et maintenant ». Produire, se reproduire, se produire, mettre en mouvement nos images, nos projets, nos réalisations, toujours, toujours encore, vite vite, plus loin, ne rien manquer.
Pause. Le chevreuil nous regarde. Il ne bouge pas. Il nous surprend dans notre affairement égaré. Que nous dit-il ?
Un silence se fait – pause ou soupir, comme en musique – dans une promenade, dans une conversation, dans une relation, dans une journée. Un moment d’arrêt. Pour voir, écouter, sentir. Un espace où les choses apparaissent, où elles nous deviennent présentes, un lieu où nous-mêmes, peut-être, devenons présents. Est-ce un peu de cela que nous fuyons dans nos vies trépidantes et épuisantes, dans le torrent tapageur que sont nos rues, nos villes et nos vies ? Un arrêt sur soi, pour se voir et se dire : qu’est-ce que je fais ici, comme ça ? Quel est le sens de tout cela ?