Retrouvez le dernier film québécois de l’année, une belle surprise à La Maison du Cinéma dès ce vendredi 2 décembre.
Une critique sans (trop) divulgâcher.
Penser pour panser
Souvent le road movie nous embarque dans une idée où l’on se doit de récupérer quelque chose d’une vie antérieure pour mieux retrouver l’être que nous étions, de retrouver dans une quête le background d’une personne importante qui a marqué la vie de nos personnages principaux tout en espérant se libérer des espaces clos de notre vie passée. Le road movie insuffle l’idée d’une liberté dont on se délecte et c’est là que se situe l’une des forces du film de la réalisatrice et comédienne Marianne Farley, car son film nous déplace dans l’inverse. De cette liberté de fuir qui glisse subtilement vers ce dont on ne peut se défaire : notre esprit. De ces personnages qui veulent à chaque kilomètre délaisser les blessures de leur vie d’avant en les enterrant, en les fracturant. De ces personnages dont les souvenirs douloureux refont surface et qu’on ne peut panser qu’en y pensant. Finalement, pour nos personnages, les blessures sont plus lourdes à partir du moment où l’on cesse de communiquer avec l’autre.
C’est dans ces réflexions que nous emmène la scénariste, réalisatrice, productrice et actrice Marianne Farley qui nous avait émus en 2017 avec son court-métrage Marguerite (nommé aux Oscars) et agréablement perturbés avec Frimas (2021), dont le sujet de l’avortement est toujours d’actualité malheureusement.
Au Nord d’Albany nous amène à côtoyer cette mère monoparentale Annie, qui pense qu’en fuyant précipitamment Montréal pour la Floride, avec Sarah et Félix, elle va pouvoir enterrer ses secrets. Leur périple s’arrête brusquement dans un petit village des Adirondacks au moment où leur voiture tombe en panne, village dans lequel ils rencontreront le mécanicien Paul et sa fille Hope enfermés eux aussi dans les secrets.
Un attachement dramatique aux multiples fractures.
Malgré le drame, lorsqu’on songe au cinéma de Marianne Farley, il y a ce ressenti, le ressenti de ce pont qui unit le spectateur à ses personnages. Qu’en est-il dans son premier long-métrage? Il y a des éléments qui fonctionnent, d’autres moins bien. Malgré la fracture anxiogène qui touche chaque personnage enfermé dans des secrets lourds à porter, faisant de nos esprits la pire des prisons, on déporte l’idée de fuir cette histoire, mais plutôt d’y plonger. Il y a différents éléments qui nous emmène à plonger dans cette œuvre, outre les performances très appréciées de Céline Bonnier, Zeneb Blanchet, Eliott Plamondon ou Rick Roberts, ce qui fait force c’est de croire au récit et ici il n’est aucunement abstrait. L’enjeu narratif se tient de bout en bout sur ses thématiques à savoir la parentalité et l’incommunicabilité, on ne dissimulant pas la fracture générationnelle entre adolescents et parents. Il y a la fracture entre ce que l’on assume et ce que l’on se refuse d’assumer qui lie sans doute cette phrase à son cinéma. Toutefois il y a une fracture que l’on apprécie moins et qui constitue une faiblesse notamment lorsqu’on aborde les flashbacks et surtout les moments d’intimidations qui peuvent paraître revus et donc sans surprise. Ces scènes vont sans doute détériorer notre empathie au contraire du flashback de Paul qui la conduit à un pic.
Finalement on sait, avec le cinéma de Marianne Farley, comment recoller les morceaux, le puzzle reconstitué n’en est que plus beau.
La coscénariste, réalisatrice, productrice Marianne Farley ainsi que ces deux actrices principales, Céline Bonnier et Zeneb Blanchet, ont pris le temps de répondre aux questions pour Entrée Libre :
Souley Keïta : Premières images, première question. Prendre le large, non pas pour retrouver, mais pour fuir ses responsabilités dans ce puzzle dramatique. Des fractures qui nous amènent entre flashbacks et moments présents. Est-ce que la fracture la plus importante est de ne pas savoir communiquer ?
Marianne Farley : Absolument! C’est l’incommunicabilité. C’est sûr que nous sommes dans un film sur la fuite et sur la parentalité, mais cette non-communication prend vraiment le dessus dans cette relation mère et fille. Je n’oublie pas la relation entre Paul et sa fille Hope qui est au même stade. Il y a une non-communication au niveau de la langue, au niveau de la culture, avec ce choc entre ces deux cultures. Oui, je pense que c’est un élément important.
Céline Bonnier : C’est vrai qu’on en parle moins de l’incommunicabilité. Je trouve qu’on s’exprime peu sur cet élément du film.
Souley Keïta : Je vais revenir sur une image, l’apparition du titre de votre premier long-métrage. Au travers de la première lettre qui apparaît, le O, est-ce que finalement on tourne en rond si on n’apprend pas de ses erreurs ?
Marianne Farley : Oui, outre le O qui apparaît en premier, dans le titre, dans le lettrage il y a un ciel bleu avec des nuages qui augure un mouvement, mais il apparaît aussi comme quelque chose de très fermé. Il y a aussi cet effet de route qui nous apparaît dès que cette mère et ses deux enfants traversent la frontière.
Céline Bonnier : J’ai un personnage qui correspond à cela, qui tourne en rond, qui pense qu’à travers cette fuite la solution est ailleurs.
Souley Keïta : Je voudrais qu’on se focalise sur vos personnages, est-ce qu’à travers vos personnages, on ne comprend pas l’utilité que chacune de vous a pour l’autre et que cela vous empêche de mieux avancer ?
Zeneb Blanchet : Je trouve que le personnage de ma mère, dans le film, Annie pense qu’elle a atteint le bout de ses ressources et elle pense que c’est uniquement cette fuite qu’elle peut offrir à sa fille Sarah. Mon personnage a une rage de ne pas être consulté, de subir la décision de sa mère ce qui ajoute plus de honte à un personnage qui a été enfermé dans un geste qu’elle n’assume pas. Elle a honte sur des choses pour lesquelles elle ne devrait pas se sentir coupable, que ce soit sur son homosexualité, que ce soit avec l’acte qu’elle a commis ou sur son vécu par rapport aux intimidations.
Céline Bonnier : Il y a un apprentissage, elle me permet d’évoluer. Il y a cette idée de sa fille qui lui dirait j’y vais donc tu es obligée de m’accompagner et c’est avec toi que je veux vivre cela, en sous-texte.
Zeneb Blanchet : Il y a le fait que Annie veut porter sa fille à son père, comme si elle voulait se dédouaner.
Marianne Farley : En disant notamment qu’elle prend ses responsabilités, qu’elle prend une décision pour sa fille, ce qu’elle essaye de faire, c’est de se dédouaner inconsciemment, car c’est une mère excédée.
Céline Bonnier : Il y a la honte qui n’est toujours pas loin. C’est la première chose qui apparaît pour elle et donc de croire qu’en se cachant avec sa fille, elle pense que cela va régler le problème. Il n’y a pas de solution réparatrice à cette honte, forcément dans le film on ne parle pas de ce personnage dans ce sens, mais il est sous-jacent, il est en filigrane.
Souley Keïta : Il y a le fait d’avoir le personnage de Sarah qui a honte d’être harcelée, maltraitée qui va commettre un acte, mais on ne la juge pas sévèrement. On ne peut pas la blâmer.
Marianne Farley : Oui, mais elle s’est sauvée, elle n’est pas venue en aide et c’est là que s’installe chez notre personnage une culpabilité, c’est à ce moment-là, où la mère place Sarah dans une zone grise.
Après sur l’idée de ne pas blâmer, je pense que cela peut se référer à tous les personnages. Si on prend Paul, il est désagréable, il boit pas mal, il vit dans son monde sans communiquer avec sa fille.
Zeneb Blanchet : incapable de donner de l’amour.
Céline Bonnier : Oui, il a l’air ennuyeux, mais au fur et à mesure que l’on s’intéresse à sa vie, notre perception de lui change irrémédiablement. C’est ce qui est intéressant chez l’humain, il faut essayer de s’en approcher pour le comprendre. En faisant cela, on donne la possibilité à toutes les facettes d’un personnage de cohabiter. Tu fais cela pour chaque personnage.
Marianne Farley : C’est vraiment l’intention pour ce projet, pour ce film, que l’on puisse comprendre qu’il n’y a pas de personnage parfait, et d’ailleurs, je n’y crois pas de toute façon. Ultimement, ce sont dans ces rencontres, dans ces confrontations que tu peux décider de travailler et de faire face à toi-même ou non. Je pense que cela se produit dans le conflit entre la mère et sa fille.
Souley Keïta : Le dilemme du spectateur est très cornélien dans un cinéma que l’on aime, celui qui nous coince non plus dans un film où tout est noir ou blanc. Celui qui nous coince dans ce que l’on accepte de nos personnages. Lorsque le spectateur découvrira le film, il aura cette question sur l’acceptable et le non acceptable. Était-ce important que ces personnages ne soient pas figés dans une question de bien ou de mal, mais plutôt dans ce qui fait la complexité de nos vies ?
Marianne Farley : Ce sont des personnages qui ont plein de failles, qui vivent des contradictions. Annie est quelqu’un de très contradictoire et Sarah, à sa façon, l’est également. C’est ce qui m’intéresse et ce qui me fascine chez l’humain, parce que ce que je ne crois au bien ou au mal. Je ne pense pas que l’humain est profondément méchant, mais que nous sommes en mode survie, comme ces personnages et en quelque sorte, cela les rend beaux. Je les trouve beaux.
Souley Keïta : Dans le road trip, il y a sans cesse la nécessité de récupérer des morceaux d’une vie antérieure, de retrouver les traces d’un personnage pour s’améliorer. Dans ce road trip, c’est le contraire, où au fur et à mesure on délaisse des passages de sa vie pour ne pas se déchirer, pouvez-vous nous en parler ?
Marianne Farley : En fait, au scénario, il y avait beaucoup plus d’informations au départ. C’est vraiment au montage que nous avons décidé différentes formules. Pour moi, cela ne fonctionnait pas de tout révéler dès le départ et le défi a été d’enlever de l’information pour qu’il y ait l’effet que nous donne le film présentement. Un peu plus en puzzle dans les dix premières minutes où l’on cherche à comprendre ce qui s’est passé, tout en essayant de s’attacher au personnage. Je conçois que pour être intrigué il faut donner le strict nécessaire dans les informations. Il y a un très bon travail de montage avec Aube Foglia, qui est une monteuse extraordinaire, car nous sommes parties sur beaucoup de formules différentes. J’aime bien l’idée de déchirer puisque c’était un peu le but de l’exercice. Je n’aime pas tant les récits qui sont trop explicatifs, c’est long, c’est lourd. Les silences parlent plus.
Souley Keïta : Il y a une idée qui fait que lorsqu’on s’arrête un temps, on prend le temps de panser ses blessures, j’aimerais vous entendre sur cette phrase « arrêter inévitablement pour panser ses blessures. »
Céline Bonnier : C’est comme cette machine qui n’avance plus, cette voiture en panne, nos personnages se retrouvent dans le même cas de figure où elles doivent se réparer pour avancer. C’est un peu cela l’image. C’est nécessaire, car le personnage d’Annie n’aurait jamais autant grandi s’il n’y avait pas eu cet arrêt. Cet arrêt donne lieu à une série de confrontations, qui n’est pas juste une opposition l’une contre l’autre, je trouve que c’est également la confrontation du problème contre un autre problème, une confrontation face aux différents choix. Cet arrêt permet de se rencontrer et de finir par communiquer. Tu mentionnais l’identité et je pense qu’elle accorde une place à sa fille en estimant qu’elle est plus importante que la sienne.
Zeneb Blanchet : Sur l’identité de mon personnage, je pense qu’on est plus dans l’idée de peur. Cette peur que Sarah mentionne dans son journal, ces choses qu’elle garde au fond d’elle. Je trouve que l’image de la voiture correspond à cela. Ce qui apparaît comme un espace anxiogène, un peu comme sa vie, et où elle ne cesse de vouloir s’extirper. On remarque que dès que l’automobile s’arrête, elle en sort. Je trouve que lorsque tu vis un gros événement, tu enclenches un mécanisme de défense qui te coince et d’ailleurs c’est dans ces moments-là que Sarah est victime de ses flashbacks qui vont amener de plus grosses émotions.