CHER JOURNAL INTIME,
Je n’ose même pas poser ma plume sur ton papier car je sens déjà le poids de ton regard réprobateur sur mon absence. Et encore, toi au moins tu as la délicatesse d’avoir la réprobation silencieuse. Malheureusement, mon conseil municipal est lui bien plus bruyant et me reproche mes absences même quand je suis pourtant bien présent à trôner sur mon siège de maire. Les citoyens et citoyennes qui viennent poser des questions au conseil municipal disent souvent : « Oui, mais pourquoi c’est vous madame la Présidente qui répondez alors que ma question s’adresse au maire ? ». Et c’est vrai que dans ces cas là je suis moi aussi tout scandalisé que j’ai envie de prendre la parole pour dire : « Oui, c’est vrai ça ! C’est au maire de répondre sur ce dossier ! » pour finalement avoir un sursaut et réaliser qu’en fait je ne sais pas bien quoi répondre à la question posée si ce n’est un joli et franc sourire et que je suis bien chanceux d’avoir Nicole Bergeron à mes côtés pour détourner toutes les flèches venimeuses de la population. Être maire est un vrai travail de contorsion et d’équilibriste.
C’est pour ça qu’après avoir renoncé aux « vroum vroum » mélodieux et aux odeurs d’essence euphorisantes de ma motocross pour le confort silencieux et zéro émission de ma Tesla modèle S j’ai décidé d’investir dans un vélo pour garder la forme et pourvoir être toujours prêt à esquiver les coups des loups (voire des louves) qui lorgnent ma place. Le vélo est bien tendance en ce moment et comme moi je suis un gars qui a du flair il était tout à fait normal que je m’équipe. Mais pas n’importe quel vélo : un vélo é-lec-trique ! C’est-à-dire que tu as des pédales comme un vrai vélo, mais un moteur comme une vraie motocross. Mes deux passions réunies en une seule machine ! Et que le vélo électrique soit rendu si populaire alors que c’est ma passion démontre combien je suis dans l’air du temps et que mes idées sont pertinentes pour la ville.
Mais dès fois il est dangereux d’être pertinent trop vite et trop tôt. Vois-tu mon cher journal, après avoir essayé mon vélo dans les rues de Sherbrooke je me suis rendu compte qu’en plus des cotes bien pentues qui rendent la pratique plutôt sportive – c’est là que le caractère « motocross » du vélo électrique touche au miracle – la grande difficulté vient des autos autour de toi qui sont bien plus grosses et roulent bien plus vite que toi, malgré le bouton spécial « turbo boost » comme dans K2000. Comme c’est moi le maire et que je chapeaute tout ce qui se fait en ville, ben j’ai demandé à mes services d’installer des cônes orange sur toutes les grandes rues de la ville pour qu’on puisse se déplacer tranquillement à vélo sans que l’on risque de se faire couper en deux par une auto. J’étais tout fier de mon idée ingénieuse de portion de route réservée aux vélos, mais mon attachée politique m’a dit que c’était ça des « pistes cyclables » et qu’on en manquait terriblement à Sherbrooke. D’un seul coup un dossier qui revenait constamment sur la table du conseil s’éclairait pour moi ! Et en souvenir de l’époque où j’étais une légende des courses de BMX et de motocross j’avais décidé de baptiser mon projet de cônes orange le « projet pilote ». À chacun sa Cité des Rivières et sa façon d’entrer dans l’Histoire.
Mais comme je te le disais, il ne faut jamais avoir raison trop tôt et surtout pas contre la majorité silencieuse qui sait être très bruyante quand on empiète sur ses habitudes mesquines et son petit confort égoïste. Devant toutes les protestations et réclamations des personnes en auto qui n’ont jamais tenté de rouler à vélo mon « projet pilote » a dû être retiré. Il faut savoir sacrifier ses rêves au profit du plus grand nombre, mais le « pilote » du « projet » n’a pas été vaincu sans panache : « La sécurité des autos, c’est essentiel. Et pour ce qui est des vélos, un pas de recul vaut mieux que deux pas d’avance ». Et pour bien marquer ma détermination, j’ai nommé le président de la STS Marc Denault à la tête d’un « comité de réflexion » sur les pistes cyclables. Choisir le président de la STS, qui n’a jamais mis un pied dans un bus de la ville si ce n’est que pour prendre une photo d’inauguration, comme tête pensante du déplacement à vélo à Sherbrooke voilà ma marque de fabrique : les bonnes personnes à la bonne place. Le succès est garanti !
(à suivre)