Avril. Les paysages urbains sont les premiers à se dévêtir de leur couverture hivernale. Des lambeaux de ouate fondante transforment le sol en un véritable échiquier où terre ferme et couche de glace s’entremêlent.
Les amoncellements de neige qui subsistent sont souillés par des dépôts de pollution noirs et des débris de toutes sortes. Dans les bois, le sol scintille toujours d’une blancheur presque immaculée. Les rayons du soleil printanier ne sont pas arrivés à faire fondre les lourds flocons recouvrant le tapis végétal au repos. Alors que la nature sommeille encore, le tussilage fait son apparition. Cette plante pionnière colonise les espaces ouverts déneigés, les pieds des habitations et des murets, le long de leur face ensoleillée.
On peut aisément imaginer la joie que procurait autrefois la vue de ces toutes premières florules. Le mois étant jeune, les nuits continuent d’être froides. Mais enfin des fleurs! Enfin un remède contre les toux persistantes de l’hiver. Enfin un aromate pour préparer une liqueur fameuse, un vin domestique rudimentaire. Sitôt cueilli et apprêté, le tussilage se mange frais comme une friandise. Il rappelle vaguement le goût des champignons. On peut aussi le laisser tremper dans du lait chaud pendant cinq minutes. Et voilà, comme par enchantement, un médicament est créé, une tisane «soulage toux».
En ce début de printemps, Rémi, sa mère et sa tante Clara conviennent de cueillir. Pour Clara, c’est une activité annuelle qu’elle ne rate jamais. Ce qui avait l’air à première vue banal prendra cependant une tournure plutôt loufoque. Voici de quoi il retourne.
Le site de la cueillette occupait un profond affaissement de terre remuée, pauvre et humide. Au printemps, un éphémère hérissement de capitules floraux jaunes pique ce terrain vague en jachère. Le ramassage est aisé. Le cueilleur n’a qu’à se pencher pour récolter. Bien équeutées et débarrassées de leur verdure, ces fleurs sont destinées soit au séchage pour les tisanes, soit à la macération avec de la levure dans de l’eau sucrée. L’origine de cette recette se perd dans la nuit des temps. Ce vin domestique représente néanmoins l’un des plus vieux remèdes connus pour soigner les poumons, les bronches et l’asthme.
La cueillette terminée, les trois compères se réunirent chez Clara. Ils désiraient préparer la fermentation des fleurs récoltées et déguster un cru de l’an passé. Ce vin se boit bien frais, comme une liqueur désaltérante, au goût un peu fade, sec, sans amertume importante. Une goutte de cette boisson suffit pour soulager les bouches les plus assoiffées.
Rémi abusa de cet alcool maison. Après avoir bu quelques verres seulement de son élixir, il sentit sa tête tourner et ses jambes ramollir. Il devint soudainement joyeux et ses propos virèrent en de légères insignifiances. C’était la première fois qu’il consommait de l’alcool. Sa tante n’hésita pas à le taquiner sur les vertus de la sobriété et les inconvénients de l‘ivresse.
Rémi était bien jeune pour s’enivrer de la sorte. Lorsqu’il se mit à somnoler sur sa chaise, sa mère lui suggéra de s’allonger sur un divan. Ce qu’il fit. Au début, Rémi n’éprouvait qu’une désagréable griserie. Mais ce qui semblait si bénin au début se retourna contre lui sans qu’il ne puisse réagir. Rémi fut saisi d’un profond haut-le-cœur. Il s’affaissa.
Vint l’heure du départ. La mère tenta d’animer son fiston. Rien n’y fit. Elle le secoua. Rémi s’étouffa. Finalement, il ouvrit les yeux.
—On rentre à la maison, dit-il à sa mère d’un souffle brisé.
Rémi se leva péniblement. Il jeta un coup d’œil sur la bouteille de vin.
—Un petit réconfortant peut-être?, lui lança ironiquement sa tante.
Rémi ne la trouva pas drôle. Il avait honte. Pour comble, il était malade. Il n’avait rien à prouver à personne et pourtant… Il se contenta de répondre à grand-peine et en mâchant ses mots:
—Ne soyez pas cruelle, ma tante. Je vous la laisse, votre liqueur. Un peu fou peut-être, mais pas saoul.