Nous avions planté les premiers six jours à Cariboo, pestant sans cesse contre ce block impossible, chaque fois plus difficile d’accès en raison de la terre ramollie par la neige fondue et le passage des véhicules. Inutile de s’étendre sur les complications innombrables que ce secteur nous a causées, ni sur la platitude des encouragements du personnel, qui à vrai dire oscillaient entre « le sol est là, travaillez fort » et « la semaine prochaine, les terrains seront meilleurs ». Après six jours de travail, ce fut enfin le moment tant attendu du ripper, le party qui consacre la fin de la semaine de travail.
Le ripper. J’ai essayé, en vain, de comprendre ce que signifiait ce mot. Mais je suppose qu’il suffit de constater que le Jack s’y trouve en quantité, avec toutes les caisses de bière, les cigarettes et la correspondance que les cuisiniers rapportent de la ville dans la boîte d’un gros F-350. Les commandes sont faites la veille, et le soir du ripper, les planteurs s’en vont chercher leurs avances pour la fin de semaine, reçoivent parfois un paquet bourré de friandises de leur famille et se préparent pour une beuverie monumentale.
Comme il faisait trop froid, ce soir-là, pour tenir autour d’un feu, à peu près tout le monde s’était réuni dans le dry shack, la cuisine et les cabines du personnel. Je me rappelle m’être rapidement enivré, puis avoir engagé une discussion incohérente avec Mike, qui lui, avait déjà une longueur d’avance sur tout le monde. Quelle était la teneur de cette conversation? Je ne saurais dire. Pour une raison ou une autre, voyant que d’autres s’excitaient avec un entonnoir et de la bière, j’ai dit quelque chose comme « on boit, mais pas comme des sauvages ». C’est alors que Mike s’est retourné vers moi et qu’il m’a rétorqué, avec un regard par en-deçà : « c’est moi le sauvage ». Oh! la bourde. J’ai eu beau lui expliquer que c’était juste une expression, il était furieux et maintenant il voulait se battre.
Je me suis donc esquivé vers la mess tent, là où il se trouvait quelques téméraires qui s’occupaient à jouer au poker, aux cartes, ou simplement à boire. C’est là que j’ai pu réaliser à quel point Lindsay, la cutie du camp, était la véritable perle au milieu de ce trou fangeux qu’était Ogoki. Elle avait les cheveux auburn, quelque chose de capiteux dans le regard, et ses lèvres étaient d’un incarnat de tous les diables. Son Alice refermé, elle assistait à une partie de cartes, arrosée de tous ces girly pops imbuvables qu’on trouve au beer store. De temps en temps elle riait, découvrant deux rangées de dents parfaites. Elle était assise à côté d’un certain Dave, très tôt surnommé Handsome Dave, à cause de son visage régulier et de ses cheveux blonds bouclés, je suppose.
Toujours est-il qu’il n’y avait aucun moyen de socialiser, ce soir-là. La plupart, épuisés, étaient partis se coucher après quelques bières. Moi je tenais bon, par principe, mais après quelques heures de va-et-vient entre les cabines, je me suis découragé et j’ai regagné ma tente.
Arrivé là, j’ai pris un instant pour jeter un regard dans l’obscurité de la forêt. Un vent du nord soufflait sur ces épinettes plutôt chétives et produisait un chant sourd, accompagné d’un sifflement à glacer le sang. Quelque chose dans cet air vous engouffrait comme un torrent. Et l’angoisse n’était pas causée par le hurlement des loups, mais par l’impossibilité d’évaluer toute distance, d’établir tout ordre de grandeur, perdu au cœur de la forêt boréale. Dans la tente, le bruit persistait, mais son appel menaçant s’évanouissait et vous laissait tranquille.
Le lendemain, au réveil, la température à l’intérieur de ma tente était étonnamment confortable. Je croyais m’être levé tôt, car il y régnait toujours une certaine pénombre, mais dès que je mis la tête dehors, je fus aussitôt ébloui par la blancheur de la neige, tombée sur le camp pendant la nuit. Notre bush camp, recouvert d’une pelisse d’hermine, ressemblait désormais à un village inuit, avec toutes ces tentes semblables à des igloos.
C’était le seul jour de congé qui nous était accordé pour notre semaine de travail. Il fallait donc se mettre rapidement à l’ouvrage pour nettoyer notre linge sale et panser nos blessures. Pour ça, nous devions nous rendre à Geraldton, donc faire trois heures de route, laisser nos affaires à la buanderie, dîner en ville, et repartir presque aussitôt. En se rassemblant autour des autobus, ce matin-là, il m’a semblé que plusieurs se plaignaient de la disparition de leurs bières, laissées autour de leur tente, ou d’une foule de menus objets comme des couteaux, des morceaux de linge ou des articles de toilette. Peut-être quelqu’un avait-il décidé de faire une razzia sur le camp, mais comment expliquer qu’il ne se trouvait nulle part de trace de pas dans la neige?
Ce fut donc l’expédition pour la buanderie de Geraldton, puis un club sandwich au resto, compliments de la serveuse franco-ontarienne, qui nous demandait gentiment si on voulait de la gravy avec nos frites. Puis, passage obligé au triftstore pour acheter une casquette de Labatt 50 ou d’une compagnie locale de logging, et de retour au camp avant la pénombre. Pas le temps de souffler.
Je sais ce que vous pensez. Vous vous demandez quand au juste nous prenions nos douches. Eh bien, il y en avait qui étaient suffisamment téméraires pour s’y aventurer. Moi, j’ai renoncé quand, dans la file d’attente, j’ai vu le vent arracher toutes les bâches, pour nous révéler le spectacle peu édifiant d’un planteur crasseux complètement nu et transi de froid. Du reste, on dit que le shampoing attire les ours. (À suivre)