Ça aurait pu être mes fils. Ça aurait pu être moi, cette mère complètement désespérée qui aurait tenté de fuir pour survivre à la folie d’un pays ravagé par la barbarie. Un enfant c’est la vie. Ça crie. Ça rit. C’est turbulent. Ça pleure. C’est curieux. Ça s’émerveille. Ce que cette photographie a de tragique et de bouleversant c’est son silence. Ce silence qui tranche avec la vie, justement.
Quand Rima Elkouri demandait «Comment en est-on arrivé là?», j’aurais tendance à répondre «Par peur, par manque de courage». Or, la vie exige du courage. Autrement, elle tombe dans la médiocrité. Mais c’est vrai — il faut le concéder — que c’est parfois effrayant, tragique et terriblement douloureux que de regarder le réel tel qu’il se présente. Plutôt que de choisir la vérité crue qu’offre le réel, certaines personnes vont préférer la facilité réconfortante du mensonge. Nier le réel. Aussi bien dire, nier la vie.
Le problème vient aussi de ce triomphe de l’individualisme qui décourage ipso facto n’importe quel désir de révolte. Cet individualisme tue toute créativité, toute inventivité qui aurait pu faire naître un nouveau projet de société. Pourtant, si chaque personne osait un tout petit peu de courage pour dénoncer l’inacceptable, on se rendrait compte que nous sommes plusieurs à être animés par cette volonté de vouloir vivre, véritablement. Nous sommes plusieurs à en avoir assez d’être gavés de vide et de phrases creuses. Nous sommes plusieurs à en avoir assez de ce «réel» préfabriqué par le système qui endort plutôt que d’éveiller. Il faut se rendre compte combien la mise en commun des forces individuelles, c’est-à-dire de la coopération (il faut relire à ce sujet «Le Capital» de Karl Marx et voir combien notre société capitaliste qui carbure aux valeurs économiques a bien maîtrisé la leçon), est un moyen puissant d’action pour changer le monde…
Et le silence, ce silence hypocrite n’est rien d’autre que la peur. Cette peur qui est le moteur de nos sociétés. Cette peur qui conditionne le peuple à rester tranquille: peur de parler, peur du jugement d’autrui, peur de l’autre, peur de ses convictions, peur de défendre ses idées, peur d’avoir des idées… Si les gens ouvraient enfin leurs gueules, s’ils osaient dominer leurs peurs plutôt que de se laisser asservir par elles, alors peut-être que le monde irait un peu mieux.
La peur est quelque chose de normal, de tout à fait naturel. C’est un mécanisme de défense, une forme d’instinct de survie pour n’importe quel animal y compris l’homme, bien entendu. Mais l’avantage que nous sommes supposés avoir sur la bête, c’est la capacité de raisonner. C’est cette faculté de juger que nous avons et qui devrait nous permettre de discerner le bien du mal, le vrai du faux, le beau du laid… Jusqu’à quel point nous servons-nous de la peur comme excuse pour préserver notre confort? Et j’ai bien parlé de confort, car trop souvent, il ne s’agit pas de préserver la vie — bien au contraire! — mais son confort individuel.
Au siècle dernier, un grand philosophe espagnol, José Ortega y Gasset, observait déjà le déclin de la civilisation et écrivait à ce sujet: «La civilisation est avant tout la volonté de vivre en société. On est incivil et barbare dans la mesure où l’on ne compte pas avec les autres.» Eh bien, force est de constater que ce qui reste de civilisation est en train de verser dans la barbarie.