Nancy, c’est son nom. C’est marqué sur la plaquette attachée à sa blouse noire un peu fripée. Ses longs cheveux bruns, même retenus derrière sa nuque, lui donnent un aspect imposant. Nancy doit avoir la mi-vingtaine et pourtant elle semble avoir travaillé toute sa vie au restaurant du Zellers. De grosses boucles d’oreilles bleues pendent à ses oreilles, et ses ongles pianotant silencieusement sur le comptoir ont été vernis dans la même teinte.
Elle attend que le vieil homme devant la caisse finisse par compter sa petite monnaie. Il finit par lui tendre, d’une main tremblotante, le montant exact, avec un petit pourboire. Elle prend les pièces avec un sourire, fait tinter sa caisse enregistreuse, dépose l’argent dans les compartiments appropriés. L’homme reprend sa canne déposée sur la chaise adjacente, salue la serveuse, puis rejoint la porte à petits pas.
Il doit être pas loin de 10 h 45. Je sirote mon deuxième café en feuilletant le Allô Police. Le restaurant est désormais vide, à l’exception de Nancy, le cuisinier derrière, et moi. Ça sent le vinaigre et la friture, ça me rassure en quelque sorte. La musique de Noël tirée de disques classiques des années 50 n’empêche pas la décoration rétro d’avoir toujours l’air clinquante, voire un peu de mauvais goût : le carrelage style jeu de dames ne s’est jamais bien harmonisé avec le turquoise des tables et banquettes en plastique délavé. Un sapin décoré avec des guirlandes bon marché trône près du bar, mais les néons bleus lui donnent un air malade. Ça en est presque déprimant. Mais c’est le restaurant le plus près de chez moi, et surtout le moins cher pour un homme seul au portefeuille trop peu garni. Il ne faut pas que je compte le temps depuis que j’ai commencé à venir prendre mon café du matin ici.
Je soupire, referme mon journal puis en prends un autre laissé près de la caisse par le dernier client. Nancy arrive sur l’entrefaite.
—Un aut’ tit café mon champion ?
—Ça va, merci.
—Comme tu veux !
Elle se met alors à rouler des ustensiles dans des serviettes en papier. Ses lèvres bougent au rythme de la chanson, une version jazz de Let it snow. J’ouvre le journal à la page des mots croisés. Un, horizontal : Mise à pied.
—Nancy, peux-tu m’aider ? « Mise à pied », est-ce que ça donne « guérie » comme réponse ?
Elle m’accorde un regard, puis délaisse son ouvrage. Ses mains gercées se mettent à tourner la longue couette de cheveux, comme elle le fait chaque fois qu’elle réfléchit.
—Non, tu te mélanges avec remettre sur pied, mais mettre à pied c’est plus comme… comme dans « Nancy va bientôt être mise à pied par son employeur. »
—Comme dans perdre sa job ?, demandé-je avec étonnement.
—Ouais, comme dans perdre sa job, me répond-elle en reprenant lentement ses ustensiles et ses serviettes en papier.
—Pourquoi tu perdrais ta job ?
—T’es pas au courant ? Le Zellers va fermer dans genre six mois… Le syndicat peut rien faire. Ça été racheté par une compagnie américaine, ils veulent éliminer les Zellers et installer le même genre de magasin, mais plus tendance. Comme si ça allait vraiment changer de quoi… T’aurais pas une clope ? Ça m’énerve de parler ça… pas que ça me dérange de t’en parler, mais ça me stresse quoi…
Je tire un paquet de mon manteau, puis lui tends une cigarette. Elle la met dans sa bouche sans l’allumer, la retire et la glisse dans son tablier.
—Ma pause est juste dans quinze minutes, faut que j’attende, conclut-elle en recommençant son manège avec les couteaux et fourchettes.
—Puis ils vous apprennent ça bête de même, juste avant Noël !
—Ça fait un bout que ça se trame, quand même. Mais c’est bizarre de se dire que ça va être mon dernier temps des fêtes ici.
—T’es encore jeune, tu vas te trouver de quoi d’autre facile.
—Peut-être, mais j’ai des bonnes conditions ici, j’ai pas trop à me plaindre. Je me vois pas travailler dans une cantine ou un resto chic du centre-ville. Trop de monde, pas assez de contact humain…
—Non, c’est sûr… Mais t’as pas des rêves ? C’est le temps de Noël, on peut bien souhaiter des affaires pas possibles.
Nancy me répond en rougissant.
—Tu vas trouver ça stupide.
—Mais non, je te jure, dis-je la main sur le cœur.
—Bon. J’aimerais ça être la fée des étoiles. Genre raconter des histoires merveilleuses aux enfants !
Un sourire me vient involontairement au visage.
—Tu ris !
—Mais non… c’est juste… bah pourquoi pas au fond ! Nancy, conteuse, ça sonne bien.
—Oui, songe-t-elle davantage pour elle-même.
Un, horizontal : congédiée.
Douze, vertical : espoir.
Rédigé dans le cadre des Écritures du Dimanche sous la proposition de création Histoire de Noël urbaine pour le journal communautaire Entrée Libre. Tous les dimanches soir de 19 h à 21 h, au Café Créatif au Croquis, cet atelier ouvert à tous regroupe un collectif de créatifs d’univers éclectiques explorant la spontanéité dans l’écriture.