En salle à La Maison du Cinéma, depuis le 20 octobre, vibrez au doux drame du troisième long-métrage de Chloé Robichaud.
Une critique sans (trop) divulgâcher
Une émancipation sans liberté
Le rêve est une ivresse à celleux qui savent le consommer avec modération. Dans la transmission de rêves, il y a parfois de belles choses, celle d’un partage, commun, d’émotions qui nous amènent vers ces jours heureux. La bascule est autre et nous amène à restreindre l’élément le plus important dans un rêve, les émotions qu’il libère. La réalisatrice et scénariste Chloé Robichaud le met en lumière dans un troisième long-métrage qu’elle compose. Une composition qui nous amène à vivre à travers le récit d’une relation entre Emma (Sophie Desmarais), cheffe d’orchestre précoce, mais parfois trop mécanique, enivrée par la toxicité de son agent et père Patrick (Sylvain Marcel). Le plus est de s’en rendre compte.
Chloé Robichaud compose et décompose avec brio les visages féminins multigénérationnels sans tomber dans l’unidimensionnelle. Des personnages à la complexité, qui comme le disait si bien Stanley Elkin, embrasse des situations qui les emmènent au bout du rouleau. On sent ces multiples fractures dans les relations, les non-dits. Malgré une petite baisse de régime au milieu du film, l’œuvre relance la machine avec l’enivrante partie de Schoenberg et la vibrante (et très frissonnante) partie de Mahler.
Le travail d’un.e cinéaste avec ses comédiens.nes est intéressant à observer, car parfois il relève simplement d’une symphonie qui se compose sous nos yeux. Le duo Chloé Robichaud-Sophie Desmarais, qui les avait amenés jusqu’à Cannes pour Sarah préfère la course (2013), fonctionne à merveille. Vivre une histoire cinématographique, c’est croire que l’on peut être dans le film. C’est avant tout un rêve de se vivre dans une multitude de vies. Belle ivresse!
Le journal Entrée Libre a eu le plaisir de voir se composer une belle entrevue avec la réalisatrice et scénariste Chloé Robichaud, ainsi que l’actrice principal Sophie Desmarais :
Souley Keïta : Premières images, première question. L’inconfort de ne pas être à sa place lorsqu’on ne maîtrise pas un environnement. On peut sentir que le personnage ne se sente pas légitime. Pouvez-vous nous en dire plus?
Chloé Robichaud : Je dirais que je crois qu’elle est à sa place dans le sens où c’est une bonne cheffe d’orchestre. Je pense qu’elle aime son métier, que cette affection qu’elle a pour son métier est visible. Cela étant, je pense que pour elle, l’idée de se croire bonne, c’est totalement autre chose et on comprend qu’il y a beaucoup de forces qui jouent contre Emma dans le film. Évidemment, la première force est son père, car il va se projeter beaucoup en elle et il le fait d’une très mauvaise manière : par la violence psychologique. Emma est un personnage qui n’a jamais été encouragé à toucher à ses vraies émotions et a été très contrôlé à ce niveau-là. Je dirais que la première scène est plus de trouver sa place comme elle l’entend et c’est cela l’esprit du film.
Souley Keïta : Il y a une question dans le film qui m’interpelle et pour lequel je fais un parallèle avec votre carrière. Est-ce qu’on vous a posé la question qu’en tant que réalisatrice vous sentez et portez le poids des femmes?
Chloé Robichaud : Oui, il y a un parallèle. Je ne vois pas le féminin comme un poids et c’est quelque chose qui m’élève. Je ne pense pas que les gens qui me posaient la question étaient nécessairement en train de se dire que tout appartient aux hommes. Je pense que parfois on me posait la question de bonne foi. Notamment, pour le fait d’être une femme en réalisation puisqu’il n’y en avait pas beaucoup. Je pense que cela venait d’un réel désir que l’on parle plus de cet enjeu, car il y a une iniquité derrière la caméra. Cependant, plus on me la posait, plus je me demandais si l’on réglait vraiment la situation ou on faisait simplement l’ostraciser. Je devenais simplement la femme réalisatrice. Je donne un exemple, parfois il y avait des panels avec d’autres réalisateurs et pour ma part, on m’invitait juste dans des panels de femmes réalisatrices. C’était comme si on n’était pas considéré comme tous les réalisateurs et que nous étions mises dans un panier différent, nous, puis les autres. J’ai eu conscience d’une forme de danger d’être enfermé dans un panier. C’est pour cela qu’il y a une pique dans le film, car j’aime aussi l’humour.
Sophie Desmarais : Je tiens à nuancer sur la parité, car il y a beaucoup de travail derrière puisque cela a pris trois dépôts et qu’il y a eu beaucoup de difficultés rencontrées. Parfois, les gens vont penser que c’est facile, ce n’est jamais le cas. Il y a des efforts pour la parité du côté des financeurs.
Chloé Robichaud : J’ai travaillé fort pour avoir les financements pour mon film.
Souley Keïta : On pousse sans cesse Emma à éprouver des émotions en tant que cheffe d’orchestre. Comment ressentir ce à quoi on doit se détacher?
Sophie Desmarais : Je pense qu’elle ressent les émotions, mais qu’elle n’est juste pas démonstrative. Tout est là, mais elle n’a pas la permission de les exprimer. Dans son monde, dans sa vie, il n’y a pas la place dans cet engagement vers soi-même qui n’a pas vraiment été encouragé. Il y a une distinction entre ressentir et démontrer, sinon j’ai mal fait ma job (rires). J’ai l’impression qu’on sent tout ce qu’elle retient en elle et que cela bouillonne. C’est assez particulier quelqu’un qui a une personnalité intérieure alors qu’elle a un travail où les expressions jouent beaucoup. Elle est sensée traduire la musique par son corps, mais on sent que c’est un corps en vigilance et cela soulève la question de comment le son peut voyager dans un corps qui n’est pas bien, qui n’est pas à sa place. On le voit dans la première scène qui s’oppose à la scène finale. Ce personnage à des traumas qu’elle doit s’efforcer de rencontrer pour accéder à une forme d’autonomie. Emma ne sait pas nager, elle ne sait pas conduire, elle a des limitations dans sa vie.
Chloé Robichaud : Sophie (Desmarais) ne pouvait pas mieux dire.
Souley Keïta : Est-ce qu’à 30 ans, Emma est un personnage qui reproduit inconsciemment un schéma, celui d’un père possessif et que pour elle croire que posséder est un chemin vers le bonheur?
Sophie Desmarais : Je ne sais pas si le mot possession me parle beaucoup, mais une chose est sûre, puisqu’on en a beaucoup parlé, les relations que Emma a vues, les relations autour d’elle ne sont pas vraiment saines. Je parle effectivement de sa mère et de son père. La relation qu’elle entretient avec Naëlle prend un mauvais chemin, car on sent qu’elle n’est pas à l’écoute, elle prend beaucoup de place et elle voudrait que son amoureuse soit dans un même engagement. On sent que Emma cherche à être aimée. C’est sûr que c’est un personnage qui n’arrive pas à s’autosatisfaire, c’est pour cela que le personnage cocasse de Debbie, qui vient l’aborder, met en lumière certaines facettes de Emma. Emma a besoin d’être collée, d’attention.
Chloé Robichaud : Elle a une avidité d’être aimée, de contact, d’affection.
Sophie Desmarais : Dans son monde, elle se sent seule. Il y a de la froideur dans sa famille. Alors que le monde de la musique est différent, car il y a de la chaleur. Elle vit de gros stress, beaucoup de pression, et évidemment, elle a un besoin d’amour pour s’apaiser. Sans doute que son approche est moins bonne.
Souley Keïta : « Je ne m’intéresse pas au passé, cela te ralentit. » Pourtant à travers le passé et en te détachant de la phrase de ton père, c’est ce passé qui va être un moteur émotionnel pour faire avancer ton personnage. Peux-tu nous en dire plus?
Sophie Desmarais : Je comprends complètement ce que Patrick (Sylvain Marcel) dit. Il vient d’une génération où les gens n’encourageaient pas beaucoup le retour sur soi, plonger dans ses traumas, capable de se regarder, pas d’encouragements. Lorsque je pense à mes grands-parents, mes parents sont des personnes qui ont été élevées à la dure. On sent que nous ne sommes plus là. Le conflit générationnel est dans cette réplique, parce que comment veux-tu faire une croix sur ton passé si tu ne l’explores pas. Il va ressortir en million de symptômes.
Chloé Robichaud : Absolument!
Sophie Desmarais : Il faut être capable de reconnaître et lorsqu’il y a une reconnaissance, c’est à ce moment précis que l’on peut apporter de l’amour, guérir des choses et les transformer. On ne peut pas transformer des choses si on ne les connaît pas, car elles restent hors de notre contrôle. C’est une phrase typique d’une génération, le personnage vient d’un milieu difficile, qui a connu la misère et qui s’est construit seul.
Souley Keïta : Les rêves brisés. On ressent la frustration du père sur un rêve inaccessible qu’il a donné (avec force) à sa fille Emma, j’aimerais que l’on aborde ces enfants qui se voient transmettre les rêves de leurs parents et les plaisirs coupés.
Chloé Robichaud : Oui cela coupe le plaisir, je pense que Emma est à la bonne place. Je l’imagine dès le début de sa vie aimer ce qu’elle fait, mais je pense que le contrôle du père sur la façon dont elle doit s’exécuter, le chemin à emprunter font en sorte qu’il est difficile de toucher au plaisir.
Sophie Desmarais : C’est un personnage qui n’a pas de joie.
Chloé Robichaud : Cela devient robotique. D’ailleurs, c’est ce côté mécanique qu’on lui reproche sans cesse au début du film. C’est dur de s’abandonner lorsqu’on comprend d’où l’on vient, car elle cherche sans cesse à bien faire.
Sophie Desmarais : Cela doit être difficile pour un enfant qui sent que la chose ne vient pas directement de lui et il y a un doute qui persiste sur le fait d’aimer ou ne pas aimer la chose que l’on fait. Ce sont des choses que j’ai pu entendre dans mon milieu. Cela s’applique à de nombreux domaines. Patrick ne se soucie pas de savoir si Emma aime ce qu’elle fait, car il rejette ses propres regrets, ses propres exigences sur l’autre. Emma un personnage qui n’est jamais dans le confort.
Souley Keïta : Il y a une scène monumentale, lors de l’interprétation de Schoenberg, on décèle une dualité dans le personnage qui coexiste mis en lumière par le langage cinématographique de Chloé Robichaud, pouvez-vous nous en parler de ce virage important dans le film ?
Chloé Robichaud : Les ruptures de plans et de lentilles qui ont été réfléchies sur l’œuvre de Schoenberg. Schoenberg, c’est la dissonance, dans ma mise en scène, je voulais qu’elle soit dissonante. Il y a l’utilisation de lentilles téléobjectifs, tout de suite après un grand angle, on passe d’un très gros plan, à un plan large. Il y a comme des ruptures de « tons » dans la mise en scène qui vient un peu appuyer l’essence de Schoenberg. Cela crée un vertige, un déséquilibre, une perte de contrôle qui n’est pas forcément positif. Chez Mahler, il y a également une perte de contrôle, mais c’est voulu. Une perte de contrôle contrôlé. Dans le Schoenberg, Emma est en danger, la mise en scène voulait exprimer cela. On a switch pan, on perd Emma et on peut se dire que c’est peut-être même une hallucination. J’aime beaucoup ce qui est nommé et c’est ce que j’adore dans mon métier, car le film ne m’appartient plus et c’est beau de voir comment les gens vont aller chercher quelque chose dans le film qui était sans doute inconscient chez moi.
Souley Keïta : Est-ce que dans Les Jours heureux, il y a d’abord la nécessité d’apprendre à lâcher-prise?
Sophie Desmarais : J’ai envie de dire une chose par rapport à cela. Je pense sincèrement que le lâcher-prise n’est pas quelque chose que l’on peut contrôler. C’est quelque chose qui nous arrive lorsqu’on a suffisamment souffert de paterne intérieur. Je trouve que l’on n’est pas dans une volonté. On entend parfois que c’est une libération qui vient par l’expérience, l’expérience profonde d’une situation. Je pense que c’est cela que l’on voit dans le film, une forme d’affranchissement où elle peut choisir. Avant cela, je pense que tu es juste tributaire des autres. Il y a une scène qui me bouleverse dans la réalisation de Chloé, le post-mortem après le Schoenberg, où Emma se fait dire toutes les critiques. Toujours dans l’attente de se faire dire des choses, un moment donné, ce personnage doit apprendre à ne plus rien attendre. Tout le travail qu’elle fait est de rester là à encaisser, à rester digne, elle pleurera sans doute plus tard. Même dans le Schoenberg, on sent qu’elle va craquer et c’est un moment que j’adore, car on perçoit sa force et sa fragilité.